C’est sans doute, de tous les portraits réalisés par Gisèle Freund, la photographie de Walter Benjamin la plus célèbre. Elle fait partie de sa troisième série sur le philosophe et critique allemand. Dans un de ses répertoires, conservé à l’Institut pour la Mémoire de l’Édition Contemporaine, elle a noté : « Walter Benjamin, 10 rue Dombasle Paris 15e. 14 novembre 1938 ». Pour une fois, la date est précise et dans un courrier qu’elle lui adresse le 12 décembre suivant, elle lui écrit « vos photos vous attendent ».

Gisèle Freund, jeune étudiante exilée a rencontré en 1933 Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale où elle poursuivait des recherches sur l’histoire de la photographie en France au XIXe siècle. Avec ce compatriote qui s’assoit tous les jours dans la salle Labrouste, elle discute politique. Elle a l’expérience des luttes contre la montée du fascisme dans les mouvements étudiants de Francfort. Lui n’accorde que très peu de crédit à toutes les formes de militantisme mais davantage à l’échange d’idées et à la conversation avec cette jeune femme(1). À la fin de la journée, quand la fermeture de la bibliothèque les poussent dehors, ils effectuent un bout de chemin ensemble, et parfois s’arrêtent dans un café du boulevard Saint-Michel pour jouer aux échecs(2).

Leurs discussions portent aussi sur la photographie. Benjamin a écrit un court texte en 1931, Petite histoire de la Photographie où il expose une partie de ses théories esthétiques, et notamment sa conception de l’aura avec cette définition qui laisse toujours pensif : « un singulier réseau d’espace et de temps : l’émergence unique d’un lointain, si proche soit-il ». Bien que sociologue et théoricienne de la photo, Freund ne souhaite pas demeurer sur ce terrain, elle veut pratiquer. C’est autant une question alimentaire qu’une démarche créatrice nécessaire.

Elle le photographie en noir et blanc une première fois en 1935 (voir ici) puis les deux années suivantes pour un même reportage sur les bibliothèques parisiennes (voir ici). 1937 marque un tournant dans son travail. Elle découvre la pellicule couleur, les films Kodachrome et Agfacolor tout juste mis au point et commercialisés en France. Elle a ensuite l’idée d’une série de portraits d’écrivains. L’inspiration lui vient-elle de la collection de dessins qui ornent les murs de la librairie d’Adrienne Monnier et qu’elle peut admirer tous les jours depuis qu’elle s’y est installée ? La Maison des Amis des Livres, au 7 rue de l’Odéon, est un lieu de passage fréquenté par les auteurs, dont certains parmi les plus célèbres. Par l’intermédiaire de son amie Adrienne, qui l’héberge pendant quatre ans et qui lui permet d’équiper un petit studio dans son appartement, elle peut facilement contacter ces écrivains. Plus tard, elle dira qu’elle n’avait pas besoin d’Adrienne pour pénétrer le milieu littéraire, elle l’avait côtoyé dès son arrivée à Paris en 1933.(3)

Elle fait un premier essai avec Paul Valéry et elle écrit : « Ce fut pour moi une révélation. Merveille de pouvoir enregistrer toutes les nuances subtiles et changeantes des rouges, des verts, des jaunes, des bleus… Il ne s’agit plus de voir en ombres et lumières, mais en tonalités. » Techniquement, la couleur entraine plus de contraintes : temps de pose plus long, nécessité de recourir à la lumière artificielle et ajoute-t-elle, il est préférable que le sujet arbore costume clair et cravate vive.

Elle n’entreprend pas ce travail pour l’argent, pas dans l’immédiat ; elle les fait poser gratuitement, entendant confectionner la première collection de portraits en couleur d’écrivain.es. Plus tard, quand ses clichés auront pris de la valeur, elle saura les monnayer auprès des agences et des magazines.

Le 14 novembre 1938, Walter Benjamin s’installe donc sur une chaise près d’une étagère aux livres souvent recouverts de papier cristal. Il lit, ou fait semblant de lire, la pipe à la main, bien qu’à la réflexion, il n’existe aucune raison de penser qu’il joue son rôle de grand lecteur. Une chaise et un livre, et Walter est déjà dans son monde… Gisèle Freund propose ou impose des attitudes, des postures. Le film à l’intérieur du Leica s’imprègne de ses compositions.

Susan Sontag connaissait le premier de ces clichés ; elle en tire un portrait sans complaisance : « Sur une photo de la fin des années trente, la chevelure bouclée s’est à peine éclaircie, mais il n’y a plus trace de jeunesse ou de beauté ; le visage s’est élargi, le buste n’est plus seulement haut, mais massif, énorme. La moustache plus épaisse et la main boulotte repliée sur le pouce couvrent la bouche. Le regard est opaque, ou plutôt intérieur : il pourrait être en train de réfléchir, ou d’écouter (« Celui qui écoute très fort ne voit pas », a écrit Benjamin dans son essai sur Kafka). Il a des livres derrière sa tête. »(4)

En décembre les photos de Benjamin sont tirées et disponibles. Quelques semaines plus tard, le dimanche après-midi 5 mars 1939, elle organise une projection dans la librairie d’Adrienne. Un prospectus sous l’égide du « Studio des Amis des Livres » a été imprimé pour annoncer une exposition permanente de portraits d’écrivains. Suit une liste de 45 noms de Français et de 15 noms d’étrangers. Mais pas celui de Walter Benjamin. C’est assez curieux et difficile à expliquer. Y a-t-il eu une discussion sur le fait de le considérer en 1939 comme un écrivain, parmi les Claudel, Gide, Romains, Aragon, Breton, Malraux et Sartre qui s’imposent à ce moment ? Alors qu’il n’a rien publié en français, suffit-il qu’il soit l’ami de Gisèle et d’Adrienne ? Son nom figurera quand même à la dernière ligne dans la gazette de la librairie, comme ajouté in fine par Adrienne Monnier qui la rédige. On sait qu’il était pourtant au courant de cette projection. Une lettre de Gisèle Freund à Walter Benjamin, envoyée de Manosque fait référence à cette « fameuse séance ajournée jusqu’au 5 mars ».(5)

On ignore cependant si Benjamin assista à la projection au milieu de ce parterre d’écrivains (presque tous des hommes, « accompagnés de leurs familiers »). Dans Le Monde et ma Caméra, Gisèle Freund évoque cet après-midi mondain ; elle cite beaucoup de noms, mais pas celui de Benjamin.(6) Le souvenir de Benjamin chez Gisèle Freund est marqué par l’ambigüité. Elle lui écrit plusieurs fois lorsqu’il est interné au camp de Nevers à l’automne 1939. Elle se démène pour lui faire parvenir les lettres de recommandations que Benjamin doit produire pour espérer quitter le camp. Mais il est quasi inexistant dans ses mémoires et les entretiens qu’elle a donnés au fil de sa vie. Florent Perrier, qui s’est intéressé à leurs relations, transcrit des feuillets conservés à l’IMEC et qui évoquent, après 1970, « des souvenirs inédits » sur celui qu’elle ne cessa de considérer, « nimbé d’une aura de respectabilité, comme le Grand Professeur, le grand homme de science »(7) mais il ne reproduit pas ce qui suit :

« Je me demandais parfois pourquoi Benjamin semblait prendre du plaisir à s’entretenir avec une petite étudiante. Beaucoup plus tard, j’appris qu’il avait pour moi des sentiments affectueux […] L’idée qu’il pouvait être attiré par ma jeunesse ne m’effleurèrent même pas. Ce n’est que beaucoup plus tard que je compris pourquoi notre amitié avait de l’importance pour lui » explique-t-elle, finissant par penser que ce qui intéressait surtout l’exilé allemand était sa connaissance du milieu de la NRF, Paulhan, Gide, son amitié avec Adrienne Monnier, et l’importance de la librairie comme rendez-vous de tous les hommes de lettres qu’il entendait approcher. (8) Bien sûr, Walter Benjamin n’était plus là pour s’expliquer. Il s’était suicidé à Portbou le 26 septembre 1940, à la frontière espagnole, après avoir perdu tout espoir de gagner l’Amérique.

1 – Dans une incise de son petit carnet, sous le nom de Benjamin, elle avait noté : « Adrienne [Monnier] dit de lui que c’est l’homme le plus intelligent qu’elle a jamais rencontré ».

2- Il semble gagner souvent selon une lettre de Gisèle Freund en 1938 mais se fâche quand il perd (Itinéraires, 1985).

3 – Gisèle Freund, Portrait, Entretiens avec Rauda Jamis, Édition des femmes Antoinette Fouque, p. 43. C’est certainement un petit mensonge rétrospectif qui vise à moduler l’importance d’Adrienne Monnier dans sa vie. Laure Murat s’interroge sur les raisons pour lesquelles Gisèle Freund s’est acharnée « à édulcorer une rencontre si forte et si déterminante dans leurs vies respectives. Comme en proie à une accusation honteuse » [de leur probable relation amoureuse], elle « s’évertua toujours en public à prendre ses distances avec le souvenir d’Adrienne Monnier » (qui se débarrassa de toutes ses lettres avant son suicide). Laure Murat, Passage de l’Odéon, Fayard, 2003.

4 – Susan Sontag, Sous le signe de Saturne, Bourgois, 2013 (1972), p. 23. Dans les lignes précédentes, elle évoquait une photographie de 1927, quand il était « jeune, presque beau ». Voir ici

5 – Cher Ami, me voilà dans la Provence chez Giono pour le photographier. — Il fait plus froid ici qu’à Paris mais plus beau aussi. La « fameuse » séance a été ajournée jusqu’au 5 mars. J’espère que vous allez bien. — A bientôt j’espère, puisque je retourne à Paname vers la fin de la semaine. Roger Martin du Gard a envoyé un télégramme qui finit : « Désire emporter gueule dans tombe sans laisser trace. »
Bien amicalement Gisela.

Nathalie Raoux a daté cette lettre du 23 novembre 1939 mais ce n’est pas possible. Gisèle Freund a reçu le télégramme de Roger Vincent du Gard le 17 février 1939, quelques semaines avant la projection. Elle se trouve donc à Manosque pour photographier Giono, entre le 17 février et le 5 mars. Voir Nathalie Raoux, « Walter Benjamin, Gisèle Freund, Germaine Krull et Hélène Léger », Revue Germanique internationale, 1996, n°5 https://journals.openedition.org/rgi/570

Il est à noter qu’une exposition sur Giono au Mucem de Marseille en 2019 présentait des photos couleurs de l’écrivain à Manosque par Gisèle Freund en les datant de 1937. Comme je viens de le noter, la photographe ne l’a rencontré qu’au début de 1939.

6 – Gisèle Freund, Le Monde et ma Caméra, Denoël, 2006 (1970), p. 156-159.

7 – Florent Perrier, « Gisèle Freund et Walter Benjamin », La Lettre de l’IMEC, n°14, automne 2011, p. 24-25.

8 – IMEC, 406 FND 164.51, feuillets manuscrits du « carnet percé ». Sur ces mêmes feuillets, elle a noté à propos de Walter Benjamin, comme sur un registre anthropométrique, qu’il était de stature moyenne et rondelette, des petites mains potelées, les traits un peu lourds, le front haut et bombé, le nez légèrement courbé, les lèvres épaisses, les cheveux châtains ondulés déjà grisonnants, coupés courts dans la nuque. Myope, le regard extrêmement vif à moitié caché par les lunettes. Marchait lentement. Se plaignait du cœur.

Elle reprend les même termes dans Itinéraires (1985), cité in Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, 1991.