Walter Benjamin en 1936 © Estate Gisèle Freund, IMEC/Images

La photographe Gisèle Freund réalise ce portrait de Walter Benjamin au travail dans la salle des catalogues de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, à Paris, en décembre 1936. Il fait partie d’une première série de huit photographies dont il reste le rouleau et la planche contact, conservés à l’IMEC (1), avec trois photographies du philosophe devant les rayonnages du Grand dictionnaire de la langue française et trois le montrant attablé, consultant des fiches bibliographiques.

Gisèle Freund est une habituée de la BN depuis son arrivée d’Allemagne à Paris en mai 1933. Elle y a passé des journées entières, côtoyant Benjamin, discutant de la situation politique allemande et internationale. Malgré son jeune âge, elle a derrière elle un passé de militante, de femme d’action jusqu’à son exil forcé à l’arrivée des nazis au pouvoir. En 1936, c’est aussi une intellectuelle qui vient de soutenir sa thèse de doctorat, La Photographie en France au dix-neuvième siècle, publiée par Adrienne Monnier aux éditions de La Maison des amis des livres.

Son travail constitue la première recherche universitaire d’histoire de la photographie. Même si elle doit « se contenter de vues cavalières ou de parallèles généraux » (2) en raison de l’absence de sources suffisamment denses, et qu’elle s’oblige à prolonger le vieux débat sur la qualité artistique de la photographie, c’est une étude socio-historique sérieuse, avec un cadre théorique marxiste, centrée sur l’industrialisation et la démocratisation du portrait qui révèlent l’importance des commerçants de la photographie (les propriétaires de studios) dans l’élévation du medium au niveau d’un art.

En 1936, elle n’est pas une photographe reconnue, n’ayant réalisé que peu d’opérations commerciales excepté un voyage dans le nord de l’Angleterre l’année précédente, une enquête sur la misère ouvrière qui ne paraît qu’en décembre dans Life Magazine. Est-ce parce qu’elle est désormais perçue comme une grande connaisseuse de la BN qu’elle reçoit la commande d’un reportage sur les bibliothèques parisiennes ? Le travail est destiné à l’un des pavillons français de l’Exposition internationale de 1937, celle où se firent face les énormités architecturales nazie et stalinienne. On ne sait qui fut intermédiaire de son mandat mais seulement cette anecdote qu’elle raconte plusieurs fois à propos de Julien Cains, l’administrateur de la BN. L’homme n’y connait rien en photographie mais il exige d’elle un matériel plus sérieux que son Leica, un objet technique pourtant remarquable. Elle semble accéder à ses désirs en se procurant aux Puces une vieille chambre avec son trépied pour 20 francs. On ignore combien de temps elle donne l’illusion d’un travail à la Eugène Atget qui promenait sur son dos dix ans plus tôt une lourde chambre en bois pour aller photographier les détails de quelque église ou hôtel particulier parisien.

Pages 118 et 119 du magazine Vu, n°463 du 17 janvier 1937

Évidemment c’est au Leica qu’elle réalise son reportage. Je ne connais pas les images de son accrochage sur les bibliothèques parisiennes mais il existe encore quelques vues de son travail de documentation du pavillon, notamment des photographies de l’exposition « La Littérature française ». Il reste surtout ces trois pages dans le magazine Vu, celui qui étale en couverture la figure souriante du dictateur Mussolini, torse nu sur les pentes neigeuses d’un massif italien.

Le reportage sur la BN, « La première usine intellectuelle au monde » est écrit par Jean Galotti. Tout en saluant ce fleuron du patrimoine français, un auguste bâtiment aux cinq millions d’ouvrages, Galotti regrette qu’on en fit « un champ d’expériences pour la nouvelle architecture métallique ». À travers les photos de Gisèle Freund, on y voit donc la salle Labrouste et ses colonnettes en fonte, ses lampes aux abat-jours d’opaline, les rayonnages avec un bibliothécaire en action et quelques vues légendées de manière à privilégier le pittoresque : la femme aveugle, le moine studieux, le rond-de-cuir Troisième république. Gisèle Freund avait capturé quelques autres figures, l’habitué, l’homme qui dort, l’agent d’accueil… mais ce qui frappe dans la publication du magazine c’est bien l’absence de Walter Benjamin. Comment l’expliquer ?

Dans ses écrits et les entretiens donnés au fil du temps, Gisèle Freund n’en parle pas. Elle fait au moins huit clichés de son ami l’exilé mais aucun n’est publié. Choix de la rédaction ou choix personnel ? Elle aurait pu, car il faut s’en tenir au conditionnel, avoir considéré que rendre publique la figure de Walter Benjamin, juif allemand lié aux sociologues de Francfort, alors qu’il ne pouvait presque plus être publié en Allemagne, était susceptible de le mettre en danger. Elle avait elle-même connu et supporté difficilement les tracasseries administratives et policières françaises, la menace d’expulsion à la suite d’un incident mineur et la dénonciation d’une concierge. Mais peut-être cette absence dans Vu fut-elle le fait de Benjamin lui-même, ne souhaitant pas apparaître dans ce magazine grand public, par méfiance ou par conviction.

Au moment où elle décide de le photographier, Benjamin vient de terminer un texte important, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité mécanisée. Il l’a écrit en 1935 et après d’âpres négociations avec Horkheimer et Adorno dans l’établissement du texte comme dans sa traduction en français – Raymond Aron se proposant d’en corriger « les phrases obscures » – il accepte sa publication, déformée selon lui, dans la revue de l’Institut de recherche sociale (3). Il en écrira une seconde version en 1939.

C’est un texte dont les prémices remontent au début des années 30, mais encouragé par le travail de Gisèle Freund dont il a relu la thèse, assisté à sa soutenance et retenu l’information selon laquelle, le photographe Disderi, qui avait compris que la photographie était une marchandise comme les autres, avait obtenu du musée du Louvre, le monopole de la reproduction de ses œuvres. Ce faisant, ajoute-t-il, et je résume grossièrement, l’œuvre se dépréciait, perdait de sa matérialité et donc de son authenticité. « Ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproductibilité mécanisée, dépérit, c’est son aura » (4).

Le portrait cependant est un genre particulier. Par « l’expression fugitive d’un visage humain, sur d’anciennes photographies, l’aura semble jeter un dernier éclat » (5). Suit un fameux paragraphe fondé sur un malentendu de lecture des photographies d’Eugène Atget et ses rues vides de figures humaines. « Avec raison, on a dit qu’il les photographiait comme le lieu d’un crime. Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices. Dans le procès de l’histoire, les photographies d’Atget prennent la valeur de pièces à conviction. C’est ce qui leur donne une signification politique cachée. » (6)

En avril ou mai 1937, Gisèle Freund poursuit son travail de photographie à la BN. Benjamin est encore à Paris. Il en part au mois de juin, après être passé par les Décades de Pontigny où il revoit Martin Buber. Il quitte Paris sans doute parce que, l’Exposition internationale battant son plein et drainant un large public, les tarifs des hôtels ont fortement augmenté, comme on le constate en 2024 avec les Jeux Olympiques. Il passe les mois de juillet et août à San Remo chez son ex-épouse Dora et son fils Stephan. Quand il revient à Paris fin août, il s’installe extra-muros près de la porte Molitor et ne revient que fin novembre, après la fermeture de l’Exposition, dans un meublé où vivent d’autres exilés allemands, rue Dombasle, presque aux marges de la capitale.

Sur la pellicule de Gisèle Freund (7), on remarque encore deux photographies de Walter Benjamin, toujours dans la salle des catalogues, mais à une autre place qu’en décembre 1936 et avec un costume différent, peut-être déjà sa tenue d’été, d’un gris plus clair. Elle le photographie une première fois seul puis avec un homme distingué à sa droite, un fort contraste avec le côté avachi du philosophe besogneux, inscrivant la teneur de ses découvertes bibliographiques sur des feuilles préparées avec des cadres qu’il avait sans doute dessinés lui-même, des outils de travail qui ont disparu au fil de ses déménagements. Est-il sur son Baudelaire ?

1- Rouleau n° 107 et planche contact n° 97.

2 – André Gunthert, introduction à Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle, Bourgois/Imec, 2011.

3 – Publié dans une traduction de Pierre Klossowski dans la revue scientifique Zeitschrift für Sozialforschung (5e année, 1, 1936, p. 40-68).

4 – L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité mécanisée, in Écrits français, Folio essais, 1991, p. 180-181.

5 – Id., p. 190.

6 – Id. Benjamin théorise à partir d’une approche très restrictive du travail d’Atget, la première publication de ses photographies en 1930. On connait les raisons des rues désertes de certaines de ses photos, notamment ses prises de vue très tôt le matin, la longueur des temps de pose qui l’obligeait à attendre un moment sans passage… Une meilleure connaissance du corpus d’Atget laisse voir de nombreuses silhouettes, spectateurs à la fenêtre, au coin d’une rue, dans l’encoignure d’une porte… D’autre part, des séries importantes consacrées au petits métiers ou aux zoniers contredisent cette idée de photographies vides de figures humaines.

7 – Rouleau n° 138, planche contact n° 213.