Walter Benjamin en 1935 © Estate Gisèle Freund, IMEC/Images

Le sourire de Walter Benjamin

C’est la première fois qu’on le voit sourire. Enfin, pas tout à fait, car il existe une photo de lui souriant, peut-être même riant, au milieu d’un groupe d’adultes vautrés sur un canapé en 1931, un instantané de bonheur à plusieurs(1). Mais ça ne compte pas, car tout au long de cette série, depuis les photos de la petite enfance, on l’a vu sérieux, impassible, immobile évidemment, digne représentant de la neutralité expressive encore de mise en ce début de vingtième siècle pour les portraits masculins.
Dans la série que produit la photographe Gisèle Freund (1908-2000) en 1935, Walter Benjamin sourit. Oh, ce n’est pas très net. On sent bien sur ce cliché qu’il est, comme on dit, aux taquets, avec sa tête penchée, ses yeux plissés derrière ses gros verres de myope, et sa bouche, oui, ses commissures légèrement remontées aux extrémités de la moustache. Il faut juxtaposer les images pour s’en rendre compte. Ce n’est pas la nouvelle habitude du « sourire à pleines dents » qui inquiétait Marcel Astruc dans le magazine Vu en 1931. C’est subtil. Mais c’est là, selon une combinaison savante des plissures de la bouche et du coin des yeux (2). Pourtant, en ce début de l’année 1935, on ne voit pas trop ce qui aurait pu le réjouir et il faut bien admettre que l’exercice auquel se prête Walter Benjamin est avant tout un effort de style sous la conduite de Gisèle Freund.

            Walter Benjamin en 1935 © Estate Gisèle Freund, IMEC/Images

Mais, commençons par dater cette série photographique. Ici, une nouvelle fois, il faut se méfier des annotations diverses sur Internet ou dans les ouvrages qui ne prêtent pas beaucoup d’attention aux images. Les livres de Gisèle Freund – elle a beaucoup écrit – sont parfois vagues sur les dates de ses clichés. Ses archives déposées à l’IMEC pourraient constituer la seule source d’informations fiables s’il ne fallait pas en permanence les recouper entre les divers dossiers. Il faut relever avec prudence les dates notées sur les diapositives ou au dos de certains tirages. Elles ont pu être ajoutées de manière tardive, parfois des dizaines d’années après le cliché original et elles s’inscrivent dans une mémoire qui laisse évaporer les détails au fil du temps. Heureusement, il existe les répertoires. Gisèle Freund a tenu un premier répertoire (qu’une main a annoté « à partir de 1933 », même si de nombreuses photos référencées sont datées de 1929 et suivantes)(3). Au nom de Walter Benjamin, Gisèle Freund a indiqué, selon son principe personnel de cotation, trois nombres, 12 – 107 – 108, qu’il faut interpréter comme les numéros des rouleaux de pellicule utilisés dans les trois séries de photographies dans lesquelles figure son sujet.

            Walter Benjamin en 1935 © Estate Gisèle Freund, IMEC/Images

Pour la série qui nous intéresse maintenant, il s’agit du rouleau numéro 12, juste avant celui, numéroté 13, consacré à André Malraux qu’elle photographie sur sa petite terrasse, au 4e étage de son appartement sous les toits, rue Lakanal, dans le 15e arrondissement de Paris. La photo qui plaisait tant à Malraux – cheveux en bataille, sourcils froncés, regard inquisiteur, cigarette presque consumée aux lèvres – est réalisée en avril 1935 ; Gisèle Freund le note plusieurs fois dans ses écrits. Avril 1935, sans plus de précision. Les rouleaux 14 – 15 et 16 sont ceux de son reportage au premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, du 21 au 25 juin à la Mutualité. C’est Malraux qui l’a invitée à se mêler aux centaines d’écrivains venus de 38 pays pour immortaliser leur manifestation contre le fascisme (4). Pour nous, c’est une information précieuse dans la datation des rouleaux car on est désormais certain que la première série des Walter Benjamin date d’avant la fin avril.

Walter Benjamin est arrivé à Paris, en mars 1933. Quand se rencontrent-ils précisément ? Ce n’est pas clair. Gisèle avait commencé une thèse de sociologie de la photographie sous la direction de Karl Mannheim à Francfort, ville d’où elle s’enfuit précipitamment le 30 mai 1933, craignant pour sa vie. Dans son exil à Paris, elle convainc le philosophe Charles Lalo de diriger son doctorat à la Sorbonne. À partir de l’automne 1933, elle va régulièrement – tous les jours écrit-elle – à la Bibliothèque nationale. C’est là, entre la salle des catalogues et la grande salle de lecture Labrouste, qu’elle rencontre et côtoie Walter Benjamin. Lui aussi y passe ses journées. Il vivote dans des chambres d’hôtel et la bibliothèque est son refuge.

            Walter Benjamin en 1935 © Estate Gisèle Freund, IMEC/Images

Walter Benjamin est docteur en philosophie de l’université de Berne avec une thèse soutenue en 1919 sur « Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand ». En 1928, il a publié deux livres, Sens unique et Origine du drame baroque allemand. Pour Gisèle Freund, c’est un chercheur accompli et, comme elle le note, elle a pour le philosophe « la vénération et le respect d’une étudiante pour son professeur ». Lui a plusieurs chantiers en cours mais c’est de plus en plus difficile de se faire éditer dans l’Allemagne nazie, même en employant un pseudonyme. Alors il approfondit quelques recherches qui lui tiennent à cœur, écrit sur Kafka, Proust, Brecht, donne quelques conférences rémunérées… et en 1935, écrit un petit texte, Paris, capitale du 19ème siècle, destiné à convaincre l’Institut pour la recherche sociale de le financer plus largement, la rente qu’on lui attribuait suffisant à peine à le nourrir. J’imagine Walter Benjamin, les dents serrées allant négocier âprement sous les ors des salons de l’hôtel Lutécia où son « ami » Max Horkheimer, co-directeur de l’Institut avec Adorno, a ses habitudes luxueuses quand il séjourne à Paris.

Sans argent, il accepte les invitations. De la fin juin au 20 octobre 1934, il est chez Brecht au Danemark. À peine revenu à Paris, il file en Italie, à San Remo, dans la pension tenue par Dora, dont il est séparée, mais qui accepte de l’héberger afin qu’il puisse voir son fils Stephan. Incapable d’écrire, il parcourt le Sud de la France, Monaco, Nice. Retour à Paris, enfin, vers le 20 avril 1935. Est-ce à ce moment que Gisèle Freund fait son portrait, le rouleau n°12 dont il nous reste une demi-douzaine de clichés ? Après tout, un après-midi suffisait…

De son côté, elle a décidé d’écrire sur la photographie. Le champ scientifique sur la question est presque vide. Fidèle à ses engagements, elle souhaite étudier l’usage de la photographie en France au XIXe siècle selon une méthodologie marxiste. Parce que la petite bourgeoisie aime à se faire représenter et que la peinture n’est pas dans ses moyens, elle a l’idée que la photographie démocratise le portrait et qu’il lui faut reconstituer les étapes techniques de la reproduction.

Le portrait, voilà la grande affaire de Gisèle Freund, autant d’un point de vue théorique que pratique. Elle a sauvé dans sa fuite le Leica offert par son père, rapportant aussi quelques rouleaux de clichés pris pendant les manifestations et les affrontements avec les groupes fascistes dans les rues de Berlin. Elle a participé aux luttes politiques des dernières heures de la démocratie allemande ; dans ses conversations avec Walter Benjamin, c’est un centre d’intérêt parce que, sur ce terrain, tout les oppose, le philosophe goûtant peu les manifestations de rue et même les prises de parole. S’il assiste à quelques séances du Congrès des écrivains, il ne prend pas la parole. Il demeure en retrait. C’est un homme de livres, de textes, de fiches.

Elle a commencé à photographier dans sa chambre de la rue Lakanal. Dans son répertoire, elle a noté « portraits » pour décrire le contenu du rouleau 11, des photographies de gens du quartier qui commencent à lui rapporter un peu d’argent. Même si elle n’a pas encore pris la décision de se spécialiser dans ce genre, Walter Benjamin apparaît comme son prototype. Elle ne lui demande pas d’argent ; il n’en a pas. Il se déplace chez elle et s’assoit près d’une porte fenêtre pour capter la lumière naturelle, faute d’équipement électrique. Sur un des clichés, on aperçoit la poignée de la crémone. Est-ce la porte-fenêtre qui donne sur la petite terrasse de l’appartement ? Il est légèrement de trois-quart, le coude appuyé comme on le ferait dans n’importe quel studio pour donner au sujet une contenance. Elle lui demande de sourire. Sait-elle ce qu’elle veut à ce moment ?

Elle se souviendra plus tard des changements qui s’opèrent à ce moment dans la représentation, certains photographes s’orientant « vers un réalisme délibéré : reproduire une tête seule, enregistrer impitoyablement les irrégularités de la peau, agrandir les détails. » « Ils étaient, ajoute-t-elle, les ennemis déclarés de la pose ». (5) Visiblement au début des années trente, elle n’a pas encore choisi son style. Elle dit qu’elle n’a pas encore d’idées très arrêtées. Elle fait poser Benjamin. Peut-on faire autrement pour un portrait ? Elle ne connait pas la photographie de Walter par Germaine Krull en 1927 (voir ici). Au bout d’une carrière bien remplie, elle expliquera avoir cherché à capter la sensibilité du sujet. « Un visage explique un être humain », réminiscence des vieilles théories physiognomonistes. « Je n’ai jamais cessé de vouloir comprendre ce qui se trouvait derrière un visage ». « Quelquefois l’expression seule des yeux d’un homme nous en dit plus long que tout son corps ». (6)

Alors, souriez, Walter !

1 – Tilla Rudel, Walter Benjamin, l’ange assassiné, Mengès, 2006, p. 20

2 – Dans un récent opuscule, André Gunthert revient sur le cas de la soldate Sabrina Harman, posant en souriant sur le cadavre d’un prisonnier à Abou Ghraib en 2003. Observant le cliché, un spécialiste a pu constater que le sourire de la soldate était « social », répondant par convention à la photo en cours. Le sourire était bien à pleines dents, mais il manquait « la contraction des muscles du pourtour de l’œil, qui se combine à celle du muscle zygomatique lors de l’expression spontanée du sourire ». Circonstances atténuantes donc pour la soldate même si l’amateur observant l’image reste perplexe… Voir Pourquoi sourit-on en photographie ?, Éditions 205, 2023, p. 35.

3 – IMEC, FND 151/1

4 – Gisèle Freund, Portrait, entretien avec Rauda Jamis, Éditions des femmes Antoinette Fouque, 1992, p. 54 et 58.

5 – Idem, p. 91

6 – Gisèle Freund, Le monde et ma caméra, Denoël, 2006, p. 30.