Un jour de 1929, Walter Benjamin ressort du studio Joël – Heinzelmann à Berlin après une longue séance de photographie. Il a posé pour Charlotte Joël, la sœur de son camarade Ernst Joël qu’il connait depuis les mouvements de la jeunesse et les associations d’étudiants avant la Première Guerre mondiale. Charlotte Joël retient cinq images de cette séance. Il en demeure quatre tirages originaux conservés dans les archives WB à Berlin. Le cinquième semble perdu mais il en subsiste des reproductions dans divers ouvrages.

Charlotte Joël (1887-1943) est une photographe très peu connue parce qu’elle n’a presque pas exposé. Parfois certaines de ses photos de Benjamin sont attribuées à Germaine Krull. Elle fréquente la mouvance avant-gardiste de la jeunesse et des étudiants avant la Première Guerre mondiale puis les milieux intellectuels de la République de Weimar. En réalité, c’est son frère Ernst Joël (1893-1929) un militant actif dans ces milieux dont on imagine l’importance dans le développement intellectuel et politique de Walter Benjamin, qui lui fait approcher quelques figures de l’époque.
On ne sait si elle participe avec eux à la marche sur le Hoher Meissner, un modeste sommet de moins de 800 m dans la Hesse, en octobre 1913, une manifestation à l’écart des célébrations officielles de la bataille de Leipzig, « la Bataille des nations » en octobre 1813 face à la Grande armée de Napoléon, un rassemblement de la jeunesse contre la militarisation en cours de la société allemande.

Walter occupe depuis 1912 avec Ernst (d’un an son cadet) un logement dans le quartier de Tiergarten, un lieu qui sert de local pour les organisations qu’ils fréquentent. C’est ensemble, et avec d’autres amis, qu’il entreprennent à la Pentecôte de la même année un voyage en Italie. (voir WB5) Même s’ils ont dans les années suivantes des désaccords politiques qui les séparent, Walter et Ernst ne se quittent pas de vue. Ernst, par son militantisme a beaucoup de relations à Berlin, députés, écrivains, artistes.

Par son intermédiaire, sa sœur Charlotte les invite à poser dans son studio du 24 Hardenbergstrasse près de la gare du Zoo de Berlin. En Allemagne, à ce moment, il existe près de 600 studios de photographie dont une centaine sont tenus par des femmes, bourgeoises issues la communauté juive pour la plupart (1). Charlotte Joël s’est associée en 1913 avec Marie Heinzelmann pour ouvrir ce studio où elles reçoivent une clientèle bourgeoise qui souhaite avant tout réaliser des portraits de famille et ceux de leurs enfants en particulier.

Charlotte aime photographier les enfants et s’en est fait une spécialité. Toujours grâce à Ernst désormais médecin, elle expose – seule manifestation connue de son vivant – une série de clichés d’enfants au département de la santé de Berlin – Kreuzberg en 1929. Plusieurs de ces clichés seront publiés par la suite dans les magazines ou en cartes postales. De son côté, parallèlement à son engagement politique, Ernst, qui s’est spécialisé dans les addictions, multiplie les expériences avec diverses drogues. Walter Benjamin y participe, intéressé par l’effet de la substance sur ses capacités littéraires. Il décrit en 1928 sa dérive poétique et sensorielle dans Haschich à Marseille. Ernst Joël meurt le 12 août 1929, vraisemblablement d’une overdose, quelques semaines après l’exposition de sa sœur.

Entre 1921 et 1930, Charlotte Joël photographie à neuf reprises Karl Kraus, écrivain autrichien, dénonciateur du militarisme et de la guerre, pourfendeur du nationalisme. On dénombre une quarantaine de clichés. Elle était parvenue précédemment à attirer Martin Buber qui enseigne la philosophie religieuse juive à Francfort avant son départ en Palestine en 1938 et donc Walter Benjamin, sans doute un des moins connus de ses modèles, mais auteur de deux livres parus l’année précédente. À ces personnalités, elle ne demande pas d’argent. Elle les invite à poser pour elle, souhaitant seulement afficher leurs portraits dans la vitrine de son studio.

Ces portraits de Benjamin comme ceux de Karl Kraus sont aujourd’hui largement diffusés (1), davantage que les portraits de la famille de Benjamin, sa sœur Dora, puis son frère Georg et son épouse Hilde avec de très nombreux clichés de leur fils Michael.

Charlotte dispose d’un matériel restreint, un peu à la manière d’Eugène Atget, essentiellement une chambre 13×18 avec des plaques de verre et, à la différence d’Atget, un appareil portable à pellicule pour photographier les enfants parce que son temps de pose est plus court. Werner Kolhert note qu’elle n’utilisait pas d’accessoires pour caractériser sociologiquement ses modèles comme August Sander à la même époque. Néanmoins ses images de Michael Benjamin, seul ou avec l’un de ses parents Georg ou Hilde, nous le montrent occupé à jouer, ou à faire des dessins. Quant à Karl Kraus, il est souvent mis en scène avec livres et cahiers, à une table de travail, un cigare largement consumé à la main.

Kolhert le souligne, Charlotte Joël photographie de manière classique, frontalement, sans jeu de flou, sans effets pictoralistes, dans un style éloigné des tendances modernistes de son temps, comme on pouvait le découvrir à l’exposition Film und Foto de Stuttgart en 1929, là où exposaient Krull, Stone et Weston notamment, donc exclusivement en studio, avec une seule source de lumière indirecte, loin des performances de la Nouvelle Vision, de leurs perspectives en extérieur, des contre-plongées, des attributs de la modernité industrielle et ferroviaire. De ce fait, les photographies de Walter Benjamin s’apparentent à des clichés utiles aux documents d’identité. Seule la notoriété du sujet en fait l’intérêt aujourd’hui.

Charlotte Joël s’est effacée derrière ses photos. Elle n’a laissé aucun texte, aucune archive. En 1933, les nazis l’obligent à quitter son studio et même si elle continue à photographier, le studio est désormais dirigé par Marie Heinzelmann qui le déplace en 1939 sur le Kurfustendamm. Les négatifs ont disparu. Selon Werner Kolhert, la guerre et les destructions sont peut-être responsables de cette perte mais celle qui n’a laissé aucun autoportrait a peut-être souhaité cette absence de traces. Alors que beaucoup de ses amis quittent Berlin et l’Allemagne, elle hésite, se rend à Paris en 1934 avec Dora Benjamin, habite un moment chez Hilde et Fritz Frankel au 10 rue de Dombasle, là où loge déjà une petite colonie allemande, dernier domicile parisien de Walter Benjamin entre 1938 et 1940. Cette cohabitation est-elle à l’origine de la rupture du couple Frankel ? Hilde Frankel rentre en Allemagne, fâchée avec Charlotte. Elle aussi regagne Berlin. Est-elle consciente des dangers qu’elle courre alors qu’une partie des élites de la communauté juive s’organise pour l’exil ?

Avec son amie Clara Grunwald, elle part en 1939 dans la colonie agricole de Neuendorf (dans le Brandebourg), lieu de préparation à la colonisation juive en Palestine, transformé en 1941 en camp de travail forcé par les nazis. Malgré l’interdiction et la surveillance, jusqu’en 1942, elle y réalise une série de portraits en plans rapprochés de ses amies, à la manière de ses anciens travaux. Ils sont aujourd’hui connus par diverses reproductions. Le 19 avril 1943 elle est transportée à Auschwitz II-Birkenau à bord du convoi n°1943. 37 et elle est assassinée. En 2013, un pavé mémoriel a été posé à Berlin, au 19 Klopstockstraße à Berlin. Pour Charlotte Joël.


1 – Une grande partie des informations provient de cet ouvrage qui rend hommage à Charlotte Joël : Werner Kolhert et Friedrich Pfäffin, Das Werk der Photographin Charlotte Joël, Wallstein Verlag, 2019.