Walter Benjamin en 1912

Walter Benjamin a vingt ans sur cette photographie et je crois que c’est son premier portrait de jeune homme depuis la série familiale des garçons en costume de « marin propret », soit un trou temporel de huit ans pour lequel il ne semble pas exister d’images accessibles. Tilla Rudel (1) l’a publiée avec la seule mention « Walter Benjamin étudiant en 1912 » en donnant le crédit au « Werkbund Archiv, Berlin ». Qui a réalisé ce portrait ? Pour quel usage si ce n’est plus pour l’oublier dans le « recoin glacé » d’une chambre d’amis, ainsi qu’il décrira la place des photographies dans l’appartement familial ? Nous n’en savons rien.

Cette année-là, Walter quitte le domicile des parents pour aller étudier la philosophie dans la petite ville universitaire de Fribourg-en-Brisgau, pas très loin de l’Alsace occupée. C’est une rupture. Comme beaucoup d’adolescents, la famille et le lycée ont constitué les deux cadres à l’intérieur desquels il s’est construit, contre, tout contre ces institutions. S’il est profondément marqué par ses deux années, entre 1904 et 1906, à la pension de la Haubinda en Thuringe où a il fait l’expérience de la vie collective et de la discussion entre jeunes, son retour au lycée traditionnel de Berlin fut difficile mais il y développa un intérêt pour le débat et l’écriture avec quelques articles diffusés dans des revues de jeunesse.

À l’été 1911, il voyage encore avec ses parents en Suisse, sur les bords du lac Léman. Le récit de cette escapade met en valeur quelques moments qui semblent avoir compté : son éblouissement devant deux jeunes filles débarquant comme lui du vapeur à Ouchy, et une sortie, solitaire, s’enfonçant dans la ville à la nuit tombante.

« Finalement il y a – sur le côté – une ruelle, peut-être encore plus profondément obscure, seule filtre la lueur diffuse, jaune paille de quelques réverbères. Cela m’attire. Je marche maintenant très vite ; je fais toujours ainsi dans une ville étrangère – vite et avec un but en tête – même quand je ne connais pas de but. » (2)

Ce n’est pas encore le flâneur mais il a déjà ce goût pour la marche en ville, et seulement en ville parce que les chemins chaotiques de la campagne lui confirment sa maladresse et ses difficultés ; pour sa mère qui le voyait trottiner et trébucher derrière elle, c’était « le maladroit ». Très vite, il cultive un besoin de ressentir, de graver en lui le spectacle, de parcourir la ville avec le souci de ne pas être perçu comme un étranger, un touriste dirait-on aujourd’hui. Comme à Berlin, et plus tard à Paris, Naples ou Marseille, Benjamin entend marcher sérieusement dans la ville jusqu’à devenir un observateur passionné de la vie urbaine, capturant les détails et les instants fugaces du quotidien et de la modernité à l’ère industrielle.

Après l’obtention de son baccalauréat en mars 1912, il loue avec Ernst Joël un petit appartement dans le quartier du Tiergarten, un lieu qui accueillera ensuite le Sprechsaal (Club des débats) et le groupe la Studentengruppe für soziale Arbeit dont Joël fait partie. C’est un détachement important de la maison. Au moment où le père décide d’installer la famille dans le Grünewald, ce quartier aristocratique de Berlin, Walter fait le choix de s’installer avec des camarades engagés contre les valeurs parentales. Puis il entreprend avec des amis (dont Ernst Joël) « un voyage de formation » en Italie pendant lequel surgit un sentiment de liberté ou plutôt de libération.

« Jamais peut-être depuis le baccalauréat je n’ai eu aussi intensément conscience que je ne suis plus un élève, que je n’ai plus à répondre, que ma matinée n’est plus soumise à personne et que mes pensées ne trouveront plus leur expression et leur apaisement dans une dissertation. » (3) Cette disposition de l’esprit, nouvelle chez le jeune tout juste émancipé se traduit-elle dans l’image qu’il entend désormais donner de lui ?

Sur la photographie, Walter Benjamin porte la petite moustache et une abondante chevelure brune tirée en arrière. Il s’est habillé d’une épaisse veste de costume en laine et d’un col de chemise, empesé, dur, très haut, serré au cou, un col amovible que l’on ajoute sur celui de la chemise, aux pointes arrondies, fermé par une régate. On le contemple aussi pour la première fois avec ses petites lunettes de myope oblongues et cerclées de métal.

Ainsi apprêté, pourquoi s’est-il rendu à une séance de photographie ? Son voyage familial en Suisse l’année précédente prouve qu’il possédait déjà un passeport. Normalement, il n’avait pas besoin de le refaire en 1912 pour son périple italien. Pourtant, la pose, très formelle, en buste, légèrement de trois-quart, est identique à la photographie qu’il utilisera bien plus tard pour renouveler son passeport avant l’exil, une image administrative.

1 – Tilla Rudel, Walter Benjamin, l’ange assassiné, Mengès, 2006
2 – Walter Benjamin, « Sur le voyage de l’été 1911 », in Écrits auto-biographiques, Bourgois, 1994.
3 – « Mon voyage en Italie (Pentecôte 1912) », idem.