© The Israel Museum, Jerusalem

Walter Benjamin by Germaine Krull. Ah bon ? Quand ? Où ? Ah !…

Ça commence ainsi. Un doute. Un doute légitime sur l’attribution de cette photographie. Parce que la date varie d’une présentation à l’autre. Ici 1925, ailleurs 1926 ou 1927. Tout le monde dit. Personne ne sait.

À propos de ce portrait, Susan Sontag (1) avait écrit en 1978 qu’il était le plus ancien qu’elle connaissait de Walter Benjamin – elle n’avait donc jamais vu les photos de son enfance – et qu’il datait de 1927, sans préciser le nom de son auteur. C’était trente-huit ans après la mort du philosophe, bien avant Internet et la circulation sans fin des images, de son image.

Aujourd’hui c’est une photographie célèbre, largement publiée et pourtant toujours chargée, pour moi, d’interrogations au moment où je souhaite en faire un article. Elle est souvent attribuée à Germaine Krull mais aucune archive, aucun écrit n’est là pour corroborer cette attestation traditionnelle. La date de sa création varie. 1926, écrivent les uns. 1927, notent les autres. Le cartel en ligne de cette photographie, montrée au moment où je travaille, sur le site du musée d’Israël à Jérusalem, indique 1925.

Dans sa biographie de Walter Benjamin, Tilla Rudel (2) disait 1927 et en accordait le crédit à la Collection Gary Smith. Pourtant à en croire certains (3), le musée Folkwang d’Essen, dépositaire des archives de Germaine Krull, apparaissait comme le conservateur du cliché et cette image datait bien de 1926. Ou de 1925. On en était certain. Mais non, il demeurait la propriété de l’Académie des arts à Berlin, où sont répertoriées les archives du philosophe. Allez voir, et vous verrez. Comment poursuivre cette série sur les portraits de Walter Benjamin en demeurant dans l’incertitude sur cette image ? Sa localisation, la date de sa création et même l’auteure présumée devaient être ré-interrogées.

La photographie est de Germaine Krull. Pourquoi faudrait-il en douter ? Mais parce qu’en dehors de quelques déclarations performatives, quelle certitude avons-nous ? Les négatifs de cette époque ont disparu. Et si ce nom apparait pour certains comme un évidence, dans la biographie de Germaine Krull – un tapuscrit de 1980, complété par des annotations manuscrites l’année suivante et publié avec des commentaires par Françoise Denoyelle en 2015 – rien ne permet de faire un lien entre elle et Walter Benjamin. De ce personnage qui aurait été son ami, elle n’en fait jamais mention en 400 pages. (4)

Un connaisseur affirme que Benjamin l’a rencontrée à Paris en 1926 ou 1927 et qu’il fut probablement avec elle à Berlin en 1929 ou 1930, mais sans doute pas après 1933 (5). C’est bien nébuleux. Et faux au moins pour le dernier point car on dispose de quelques lettres (6) échangées entre eux, tardives, 1937 et 1938. Et si Benjamin la connait avant ces dates extrêmes, il ne la cite qu’à partir de 1930, dans un article sur les revues surréalistes dans lequel il énumère leurs collaborateurs, avec pour « la partie illustrée », les noms de Man Ray, Sacha Stone, Germaine Krull, Eli Lotar. (7) C’est peu.

J’ajoute que Germaine Krull n’est pas considérée comme une portraitiste même si elle a photographié quelques personnalités – à partir de 1930 – comme André Malraux et Jean Cocteau qui figurent dans le catalogue de la grande exposition Germaine Krull au Jeu de Paume à Paris, en 2015. Et qui ne contient pas la photographie de Benjamin. (8) Alors quoi, une photographie aussi importante – depuis la multiplication des éditions de l’œuvre et de ses commentaires – absente d’une rétrospective majeure, comment est-ce possible ?

Je consulte les collections en ligne des photographies de Germaine Krull du musée d’Essen, du Centre Pompidou et du MoMa de New-York. Pas de Walter Benjamin.

Le 12 décembre, j’interroge Petra Steinhardt du Folkwang Museum à Essen. Elle me répond rapidement : « Les tirages originaux se trouvent dans les archives Benjamin, nous n’en avons qu’une reproduction. Je suppose que la date est 1926. Veuillez également demander aux archives WB. »

Le même jour, j’obtiens cette première réponse toute aussi déceptive du Walter Benjamin Archiv : « Malheureusement, la photo ne fait pas partie de notre collection. » Voyez avec le Folkwang… Mais le soir, Julia Bernhard, chercheuse au WB Archiv, me dit qu’elle a revérifié leur base de données d’archives et du matériel de leur collection qui ne fait pas partie de la succession Benjamin. « Et là j’ai trouvé cette illustration contemporaine […] la publicité d’un éditeur dans « Das Buch des Jahres 1927 » (Le livre de l’année 1927). À la page 183, l’éditeur de Benjamin, Ernst Rowohlt Verlag, a imprimé cette photo avec le crédit photo « Phot. Krull ». C’est une photographie de qualité médiocre qui accompagne une publicité pour les deux livres de Walter Benjamin « Einbahnstraße » et « Ursprung des deutschen Trauerspiels », tous deux publiés en 1928. […]. « La même publicité pour les deux livres (avec la photo de Krull) fut publiée séparément sous forme de dépliant, et distribuée début décembre 1927. »

   © Walter Benjamin Archiv, Berlin

Ce sont des informations importantes. L’éditeur de Benjamin a utilisé une photographie de Germaine Krull pour son dépliant publicitaire et la date nous confirme que le cliché a été réalisé avant décembre 1927. Mais quand ? En 1926 comme on le note souvent ? Ou en 1925 comme l’affirme le musée de Jérusalem ? Je dois interroger ce dernier.

C’est Gilad Reich, le curateur de l’exposition en cours sur la Petite Histoire de la Photographie de Walter Benjamin qui apporte la réponse définitive. Je le cite : « J’ai de bonnes raisons de croire que nous détenons une estampe originale réalisée par Krull en 1927. Non seulement à cause du tampon en caoutchouc au dos avec le nom de Krull et l’année, mais aussi parce que je connais la provenance de cette estampe. »

Mais la date de 1925 affichée sur le site du musée ?

« L’étiquette sur notre site Web n’est pas mise à jour. Nous possédons désormais le tirage et savons qu’il a été réalisé en 1927. Nous, le Musée d’Israël, l’avons acheté à l’occasion du vernissage de notre exposition Walter Benjamin l’été dernier. »

Et Gilad Reich explique l’origine de ce tirage : « Nous l’avons acheté au Dr Gary Smith, un érudit connaisseur de Benjamin, qui l’a reçu de la veuve de Gershom Shalom [ou Scholem], Fania, après le décès de Shalom en 1982. M. Smith était l’assistant de M. Shalom à la fin des années 1970 lorsqu’ils ont traduit et édité ensemble les journaux de Moscou de Benjamin. Selon Smith, Shalom a reçu la photo de Benjamin lorsque les deux se sont rencontrés à Paris à l’été 1927. […]
Selon plusieurs témoignages, ce portrait de Benjamin aurait été accroché dans la chambre de Shalom pendant des décennies. Dans le salon, Shalom avait suspendu le tableau de Paul Klee, l’Angelus Novus, qui appartenait à Benjamin, et qui fait également partie de la collection du Musée d’Israël. Après la mort de Shalom, la plupart de ses archives sur Benjamin ont été données à la Bibliothèque nationale d’Israël, mais le portrait de Krull a été offert à M. Smith et à sa future épouse, Chana Schutz. »

       © The Israel Museum, Jerusalem

Germaine Krull a donc bien photographié Walter Benjamin en 1927, à Paris (c’est inscrit au dos de la photographie). Est-il possible de préciser davantage le moment de ce cliché ?

Pendant la République de Weimar, Paris est un lieu fréquenté par de nombreux Allemands. Encore quelques années et avec l’arrivée des nazis au pouvoir, ce sera une ville de l’exil. On connait assez bien les passages de Germaine Krull et Walter Benjamin. Le second fréquente Paris depuis 1913. La première ne s’y installe qu’en 1926. Quand elle écrit ses mémoires un demi-siècle plus tard, les dates sont approximatives. Elle se souvient d’avoir passé quelques semaines dans la capitale française en 1925. C’était avec Else Eisner, veuve de Kurt Eisner, l’éphémère Premier ministre de la République libre de Bavière, assassiné par un nationaliste et raciste le 21 février 1919. Ce furent pour les deux femmes des semaines de découvertes et de plaisirs mais pas de photographie.

Germaine Krull a commencé à travailler très tôt, trouvant son inspiration dans les installations portuaires de Hollande où elle vit quelques temps avec le réalisateur Joris Ivens, produisant des vues de machines industrielles, ce qu’elle nomme ses « fers ». Arrivée en France à la fin de 1926, elle se déplace à Marseille pour photographier le pont transbordeur. Elle y retournera en 1929 (mais le MoMa note 1930). En s’installant à Paris, elle partage d’abord un atelier avec Luigi Diaz qui effectue surtout des photos de mode. Ce n’est pas son domaine mais elle répond à quelques commandes tout en poursuivant ses recherches sur les « fers » qu’elle expose en 1928 dans l’escalier de la Comédie des Champs-Élysées puis à Bruxelles, en octobre, à la galerie L’Époque en compagnie d’Eli Lotar, Moholy-Nagy, de photographes allemands et belges. En plus de ses figures de la modernité industrielle, elle accroche le portrait de Walter Benjamin, complètement inconnu en France à cette date. (9)

   © Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen

Même si elle se marie en avril 1927 avec Joris Ivens, elle ne vit plus avec lui mais avec Eli Lotar qui devient son apprenti et qui entame très vite une carrière personnelle. En avril elle emménage avec lui dans sa chambre d’hôtel de la place Émile-Goudeau à Montmartre. « C’est très étroit et « de son lit, qui prenait toute la place, on pouvait développer et faire sécher les films. »(4) Un peu plus tard, dans le même hôtel, elle loue une autre chambre qu’elle transforme en studio. C’est là qu’elle a peut-être photographié Walter Benjamin, avec son petit appareil, l’Icarette, un modèle qu’on aperçoit en couverture de sa biographie.

   © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen.

      

Comment ne pas rapprocher ce cliché du portrait de Walter Benjamin : les mains en avant, la cigarette juste allumée qui fume et trouble un peu plus l’image. Sur la photo de Benjamin, les détails des vêtements disparaissent. C’est le visage qui compte. Les lunettes sont désormais rondes, finement cerclées. « Il a trente-cinq ans ; cheveux bruns bouclés sur un front haut, moustache surmontant une lèvre inférieure pleine : il est jeune, presque beau », écrit Susan Sontag dans les premières lignes d’un essai sur le caractère saturnien du personnage, un homme triste, maladroit, qui théorise la mélancolie et sa destinée de perdant, un solitaire au penchant pour les voyages. (1)

Benjamin a échoué en juillet 1925 à faire reconnaître son travail comme thèse d’habilitation par l’université de Francfort. Il en est très abattu parce que l’échec lui ferme les portes d’une carrière universitaire. Alors il part. L’Espagne, l’Italie, Riga pour retrouver Asja Lacis, une lettonne révolutionnaire, qu’il a aimée à Capri l’année précédente mais qui le repousse. De retour à Berlin en décembre 1925, il revoit Jula Cohn. Walter Benjamin et les femmes, il faudra en parler.

Paris, encore, à la fin du mois de mars 1927 après un séjour à Moscou. Il a rendez-vous avec Franz Hessel pour traduire Marcel Proust. Il reste à Paris tout le mois d’avril et ce moment constitue un premier créneau pour la photographie. En mai il part vers le Sud avec Jula Cohn et puis Monaco, Marseille, et enfin un voyage d’une semaine à la mi-août sur la Loire. Fin août et septembre, il revient à Paris où il voit Gershom Scholem qui tente de le convaincre d’émigrer en Israël. Ils fréquentent le Dôme et La Coupole, voient des artistes russes, des intellectuels germanophiles, des surréalistes qui les déroutent. Benjamin aime aussi les salles de bals étroites de Montmartre. Il y dîne, y boit, y guinche jusqu’à quatre heures du matin, écrit Frédéric Pajak. (10) Ça tombe bien, Germaine et Eli descendent de leurs chambres pour danser tous les soirs de Pigale à Montmartre, les petits dancings, La Boule Noire, l’accordéon, les danses d’Apaches, note-t-elle en référence aux bandes de jeunes des marges parisiennes. Le contexte est favorable pour une rencontre mais nous n’en savons pas plus.

En septembre 1927, Benjamin sait que Ernst Rowohlt va publier Sens unique et Origine du drame baroque allemand. Sans doute, l’éditeur lui réclame-t-il une photographie pour annoncer la sortie des livres. C’est le second créneau possible pour la photographie de Germaine Krull. Elle ne fait pas de portrait mais pour cet Allemand qui connait les sociologues de Francfort, Adorno et surtout Horkheimer, le Max dont elle ne cesse de parler dans sa biographie et qui lui donne souvent des conseils, elle accepte. Gershom Scholem repart à Jérusalem, dans la seconde quinzaine de septembre. Il emporte avec lui un tirage de la photographie de son ami.

Je souhaite remercier pour leurs informations essentielles, Petra Steinhardt du Folkwang Museum d’Essen, Olivier Kunisch et Julia Bernhard du Walter Benjamin Archiv de Berlin et Gilad Reich du Musée d’Israël à Jérusalem. Merci aussi aux amis Facebook qui se sont intéressés à cette recherche et m’ont aiguillé, Thierry Girard, Armand Borlant, Agathe Christine Ulivucci et Nathalie Raoux.

1- Sous le signe de Saturne, Œuvres complètes, tome IX, Bourgois, 2013

2 – Walter Benjamin, l’ange assassiné, Mengès, 2006

3 – Une promenade sur Google en tapant « Walter Benjamin Germaine Krull » montre la diversité des dates et des crédits.

4 – Germaine Krull, La vie mène la danse, Textuel, 2015

5 – Tiedemann et al, Walter Benjamin, 1892-1940, Marbach/Neckar, Deutsche Schillergesellschaft. Merci à Nathalie Raoux pour ce renseignement.

6 – Nathalie Raoux, Walter Benjamin, Gisèle Freund, Germaine Krull et Hélène Léger, Revue germanique internationale, n°5, 1996

7 – Walter Benjamin, Sur la photographie, Éditions Photosynthèses, 2012

8 – Michel Frizot, Germaine Krull, Hazan, 2015. Merci à Thierry Girard pour ce renseignement.

9 – Merci à Thierry Girard pour le renseignement.

10 – Manifeste incertain, tome 2, Les Éditions Noir et Blanc, 2013.