« Walter était pour ainsi dire incorporel »

C’est son ami Gerschom Scholem qui l’écrit, résumant en quelques mots le rapport de Benjamin avec les femmes. Ce n’est pas un sujet futile puisque lui-même pense que les femmes ayant compté – Dora Kellner, Jula Cohn et Asja Lacis – l’ont à chaque fois profondément transformé. « J’ai connu trois femmes différentes dans ma vie et trois hommes différents en moi. Écrire l’histoire de ma vie, ce serait représenter la construction et le déclin de ces trois hommes, et les compromis intervenus entre eux – on pourrait dire aussi : le triumvirat que ma vie représente maintenant. » (1) Les portraits du philosophe, traducteur et critique, souvent réalisés par des femmes sont intimement liés à sa vie intellectuelle et ce buste (dont il me semble qu’il fut réalisé en cire à modeler) fait partie de cette série d’images de Benjamin dont la genèse souvent nous échappe et qu’il me tient à cœur de reconstituer.


La vie sentimentale de Benjamin fut embrouillée, tourmentée, chaotique à l’image du personnage, profondément pessimiste, envisageant plusieurs fois le suicide comme seule modalité pour interrompre la malédiction qui semblait s’être posée sur son existence, pour conjurer définitivement l’absence de reconnaissance dans son travail. Scholem souligne le caractère compliqué de son rapport aux femmes et s’il parle de son ami comme d’un être incorporel c’est parce que, pour certaines femmes qu’il avait rencontrées, il les avait « impressionnées par sa conversation, mais n’exerçait aucune attraction en tant qu’homme ».
Il faut prendre avec précaution ces propos d’un homme qui ne comprenait pas toujours le comportement social et politique de son ami et les libertés que Walter et Dora s’étaient accordés pendant leur mariage. Cependant ces paroles rendent compte surtout du fiasco des expériences amoureuses de Benjamin.

La tête de Walter Benjamin sculptée par Jula Cohn (1894–1982) est aujourd’hui perdue. On ne sait pas si elle existe toujours ou si elle a disparu dans le naufrage de l’Allemagne nazie et sa quasi destruction par les bombardements alliés. Il me semble possible d’envisager une autre hypothèse, celle de la destruction de l’œuvre par Jula Cohn elle-même. Cette idée est liée aux rapports fluctuants entre les deux personnages.
Ils se connaissent depuis 1912 lorsqu’ils fréquentaient activement les mouvements de jeunesse comme le Jugendkulturbewegung. Le mouvement organisait des groupes de discussion et publiait un magazine (Der Anfang). C’était aussi une bande d’amis. Walter avait vingt ans. En 1914, il sort avec Grethe Radt. Pour échapper à la conscription, il part en Suisse avec elle et, à la suite d’un télégramme mal compris du père de Grethe, les deux jeunes gens se fiancent de retour à Berlin. Le couple ne dure pas. Walter a une liaison avec Jula Cohn à partir de 1915. Elle dure jusqu’en 1917 et ils ne se revoient plus avant 1921. Entretemps, Walter épouse Dora Kellner à Berlin le 17 avril 1917 et ils ont un fils, Stephan, né le 11 avril 1918.


En 1921 pourtant, Walter revoit Jula et part vivre avec elle à Heidelberg où elle a son atelier de sculptrice. Puis les deux reviennent à Berlin tenter de vivre à trois avec Dora mais, écrit Scholem, cette situation fait exploser le ménage Benjamin. D’ailleurs, Dora tombe amoureuse de Ernst Schoen, un ami du Mouvement de jeunesse de Walter.
Finalement, Jula repart à Heidelberg et en 1925, elle épouse Fritz Radt, frère de Grethe Radt, la première fiancée de Walter Benjamin, qui elle-même a épousé Alfred Cohn, le frère de Jula. Elle brûle toutes les lettres de Benjamin. C’est pour moi un indice pour expliquer la disparition du buste.
Le couple Dora et Walter ne se remettra pas de ces mouvements. Walter part à Riga rejoindre Asja Lacis, une militante révolutionnaire qui dirige « un théâtre prolétarien pour enfants ». Il l’a connue à Capri en 1924, une femme exceptionnelle, écrit-il, son expérience amoureuse la plus violente aussi, celle qui l’a le plus tourmenté, lui rendant difficile la concentration nécessaire sur l’écriture de sa thèse d’habilitation pour laquelle il s’était pourtant déplacé loin de Berlin. Le séjour à Riga se passe mal. Walter « déclare une nouvelle fois ses sentiments mais elle le repousse ». Il insiste mais se heurte à une Asja pleinement investi dans son militantisme et qui n’a pas de temps à consacrer à ce prétendant (2).
Dépité, Walter revient à Berlin et revoit Jula au début de l’année 1926. C’est certainement dans les semaines qui suivent qu’il pose pour elle car, quand il lui écrit le 21 mars depuis l’hôtel du Midi à Paris, il évoque la sculpture (« garde ma tête bien enveloppée »), seule mention de ce buste dont on ne sait précisément ce qu’il représentait pour eux.
À l’été 1926, le couple Radt-Cohn se déplace dans le Sud de la France et Walter les rejoint pour quelques semaines. On ignore s’ils se revoient ensuite (3). Est-ce après ce moment qu’elle détruit la tête de l’ancien amant ? C’est une hypothèse. Il reste deux photographies de la sculpture réalisées par Sasha Stone dans ces premières semaines de 1926.

Photo Sasha Stone provenant des archives WB à Berlin

Sculpteur lui aussi, d’abord à Paris au début des années 20, Sasha Stone (1895 -1940) s’est installé à Berlin avec sa femme Cami en 1924 et le couple a ouvert un studio de photographie, l’Atelier Stone au 13 de la Kurfürstenstrasse. Sasha travaille autant le nu que la photographie d’architecture, notamment avec ses photos de l’usine électrique de Klingenberg ou son reportage consacré à la tour Einstein, un observatoire construit à Potsdam par Erich Mendelsohn, chef-d’œuvre de l’architecture expressionniste. Son travail s’inscrit dans la modernité qu’on a déjà vue avec les « Fers » de Germaine Krull. En 1928, Benjamin lui demande de réaliser la couverture de son premier livre édité à Berlin Einbahnstraße (4). Il le fait à travers un photomontage salué pour sa dimension artistique. Walter semble aussi avoir eu de nombreuses conversations avec lui sur la photographie. Il le cite dans son article sur les Revues surréalistes en 1930 et reproduit une de ses réflexions dans Petite histoire de la photographie (5).

Cette tête réalisée au temps des relations amoureuses de Jula et Walter est un témoignage supplémentaire sur la construction progressive de Benjamin, de son vivant, comme une intelligence hors du commun, pur esprit dont le chef constitue le symbole évident pour les femmes qui l’ont représenté, et cela, indépendamment de ses écrits dont on ne perçoit l’importance que bien après sa mort.

1 – Journal de mai-juin 1931, in Écrits autobiographiques, Bourgois, 1994, p. 189.
2 – Tilla Rudel, Walter Benjamin, l’Ange assassiné, Mengès, 2006.

3- On trouve sur internet une photo montrant Benjamin et Jean Selz à Ibiza en 1933. La femme près de Walter est présentée comme Jula Radt-Cohn mais je n’ai lu nulle part qu’elle séjournait dans l’île à ce moment et je n’ai pas trouvé de portrait d’elle. Il existe dans les archives de WB à Berlin une lettre d’adieu à Jula datée du 27 juillet 1932 dans laquelle il évoque un projet de suicide. Comme on le sait, il ne le met pas à exécution.
4- Sens Unique dans la traduction française de Jean Lacoste, Maurice Nadeau, 2007. En dédicace, Benjamin a noté : « Cette rue s’appelle Rue Asja Lacis du nom de celle qui en fut l’ingénieur et la perça dans l’auteur. »
5 – Petite histoire de la photographie, texte paru la première fois à l’automne 1931 dans Die Literarische Welt.