Les enfants Benjamin vers 1904

Walter Benjamin en marin de la flotte, ce n’est pas la première fois que ses parents lui imposent ce costume de photographie, classique au début du 20e siècle. Il se revoit dans cet accoutrement lorsqu’en 1931 il rédige sa Petite histoire de la photographie, se décrivant en « marin propret, une jambe en appui, une jambe libre, comme il se doit, appuyé sur un montant poli ». Pourtant, les trois photographies dans cette tenue ne montrent pas cette attitude. Elles semblent réalisées à des moments différents entre 1903 et 1904, la plus ancienne pouvant être celle sur laquelle il tient la main de son frère Georg. À dire vrai, c’est plutôt Georg qui a saisi deux doigts de son aîné dans un geste de fraternité liant et immobilisant les deux enfants le temps de la pose. Vient ensuite la photographie d’un groupe familial élargi, avec Dora, près de Georg, et au moins une sororie de fillettes habillées de la même robe. Cette dernière image est mise en scène (comme sans doute la précédente) dans l’atelier de Mme Lili, au 40 Leipzigstrasse à Berlin, toujours ce quartier Ouest bourgeois et aristocratique.

Sur la photographie de 1904, au Globus Atelier situé dans la même rue, les enfants sont un peu plus vieux mais les garçons portent encore un costume de marin, pantalon, gilet, veste à plusieurs séries de boutons et col-foulard à fines rayures.

La photo de gauche est extraite du Cahier de L’Herne n°104 avec la mention « Walter et Georg Benjamin à [sic] Matrosenanzug, 1903 », comme s’il s’agissait d’un lieu alors que cela veut seulement dire « costume de marin ». Comme souvent, même dans une revue de si belle qualité, les images ne sont pas prises au sérieux…

Comme pour la photographie de Walter en hussard imitant le fils du kaiser, celles des enfants Benjamin en marin prennent leur inspiration dans la mode. Celle-ci s’est diffusée par les images au milieu du 19e siècle, depuis la cour d’Angleterre jusqu’aux familles royales et princières d’Europe continentale, de Prusse, d’Autriche et de Russie, imitées ensuite par l’aristocratie et la bourgeoisie européenne, selon un usage qui s’étirera jusqu’aux années 30. Comme l’indique Wikipédia, la grande vogue du costume marin pour les enfants se situe entre 1890 et 1910 ; les petits Benjamin ne pouvaient y échapper.

Enfants des familles royales européennes en costume marin au début du 20e siècle.

La famille Benjamin étant particulièrement conformiste, la mère fait confectionner chaque année de nouveaux costumes puis conduit ses enfants dans un atelier réputé de Berlin. Éditées en format carte postale, les images se répandent d’année en année dans la famille et le cercle amical, une pratique sociale largement partagée dans la haute société mais dont la thématique est aussi un acte de soumission à l’ordre impérial et, pour cette famille juive récemment installée à Berlin, la diffusion des preuves de son intégration. Ce sont les mêmes raisons qui poussent le père, Émil Benjamin à déménager plusieurs fois, pour une maison toujours plus importante en s’approchant au mieux des lieux du prestige, de Tiergarten, puis Charlottenburg et son palais, enfin Grunewald, un nouveau quartier huppé aux limites de l’ancien domaine de chasse royale, « dans une sorte de château fortifié » dans lequel la famille occupe le premier étage, une représentation conforme à l’image que le père entend donner à l’extérieur comme à l’intérieur de la famille.

La photographie de 1904, prise dans le Globus atelier berlinois est composée de manière à associer et cadrer au plus près les trois enfants. Dora, que l’on a muni d’un petit panier de fleurs, retient un sourire, Georg regarde ailleurs, Walter fixe l’objectif avec un regard que j’hésite à qualifier, entre placidité et tendre mélancolie. Il a douze ans et rien dans son attitude ne semble vouloir déroger à la commande parentale et aux injonctions de l’opérateur. On ne parle pas, on ne bouge plus, on ne sourit pas. Est-ce dans le souvenir de ces ordres brefs et de son sentiment d’humiliation qu’il produira plus tard cette allitération en p du « marin propret, une jambe en appui, une jambe libre, comme il se doit, appuyé sur un montant poli » ?(1)

Comment penser la disjonction entre cette image et les souvenirs que Walter Benjamin recompose dans Enfance berlinoise, sa mémoire d’enfant des quartiers riches de Berlin, où il envisage sa position de révolté dans le milieu de la grande bourgeoisie et d’adolescent désireux d’échapper à la domination pénible de son père ? Certainement pas de façon directe, par un affrontement, une scène ou même un air renfrogné, car la révolte de Walter « contre ses parents, contre le ghetto du vieil Ouest, contre le cauchemar gris de l’école, contre les meubles encombrants et les armoires bien rangées […] est la révolte de l’impuissance et de la faiblesse, la révolte sourde de l’enfant qui ruse, qui lambine et qui rêve. » (2) Ainsi, l’enfant déguisé en marin, au regard tendrement mélancolique, qui nous fixe, sage et attentif, inséré dans sa famille, pense à l’instant d’après, délivré de ce fatras. Il rêve qu’il marche dans la rue, un pas en arrière de sa mère, et qu’il s’échappe pour aller se planter quelques rues plus loin, devant une prostituée fardée sur le seuil de sa porte.

1 – Pour être honnête, je ne sais pas si cette allitération fonctionne en allemand.

2 – Jean Lacoste, préface à Une enfance berlinoise, Maurice Nadeau, 2007.