Walter et Georg en 1902

Il s’agit sans doute de la plus célèbre photographie d’enfance de Walter Benjamin, souvent reproduite pour sa proximité avec celle de Kafka enfant commentée dans plusieurs textes du philosophe. Walter a dix ans et son frère Georg sept ans. L’image n’est pas réalisée à Berlin mais dans la station de sports d’hiver de Schreiberhau, un territoire de l’ancienne Silésie germanique en 1902, aujourd’hui en Pologne à la frontière avec la Tchéquie.

La station de ski, bien qu’entourée de moyennes montagnes aux faibles altitudes (moins de 1500 mètres) est très fréquentée par la grande bourgeoisie berlinoise et de nombreux artistes y font de fréquents séjours. Pour la famille Benjamin, un passage à l’Atelier photographique Gillert est une nécessité sociale, puisqu’il inscrira dans le temps la fréquentation des lieux.

La scénographie reprend une image du paysage alentour. Une photographie colorisée permet d’apercevoir quelques éléments représentés sur le décor : la rondeur du relief, le fond de vallée marqué par les prairies limitées par des rangées d’arbres, les chalets isolés qui sont davantage de grosses maisons de villégiature que des bâtiments agricoles.

Schreiberhau, photochrome de la firme PZ (Photochrome Zurich) conservé à la Bibliothèque du Congrès américain qui la date des années 1890 à 1900. « Un photochrome est une image créée à partir d’un film négatif noir et blanc et colorisée par son transfert direct sur plusieurs plaques lithographiques (une par couleur, chaque image étant ensuite retouchée manuellement en fonction de la couleur). C’est une variante de la chromolithographie. » (Wikipédia)

Les deux enfants semblent installés au même endroit que le photographe du paysage, en contrehaut de la vallée. Ils sont habillés en montagnards. Georg porte le vêtement qui s’est imposé dans les Alpes germaniques, la Lederhose, une culotte courte traditionnellement en peau de cerf, ici à pont décoré de fleurs d’edelweiss. Avec ses chaussettes hautes en laine et son chapeau à plumet, le costume de l’enfant n’a aucun rapport avec les tenues vernaculaires de la Silésie paysanne. Dans cette petite communauté citadine de la station de ski, il importe de se présenter en vertu des attentes sociales et non de diffuser un souvenir exotique.

Georg est assis avec son bâton de berger sur un rocher factice tandis que Walter est debout, le regard dans le lointain, s’appuyant lui aussi sur une canne de marche. L’aîné des Benjamin, le cheveu bien plus ras que sur les images précédentes, porte une tenue tout aussi conventionnelle, le pantalon court du montagnard et la veste sur l’épaule. Les chemises blanches et les cravates identiques marquent le lien fraternel.

C’est un portrait très composé que la famille Benjamin devait pratiquer à chaque voyage dans les Alpes, dont les déguisements forcés et les longues séances de pose semblent avoir fortement contrarié Walter, du moins dans le souvenir qu’il en donne trente ans plus tard quand il décrit les photographies exposées à la maison, celles de sa famille et « comble de honte, nous-même en Tyrolien de salon, jodlant, agitant son chapeau sur des cimes peintes »(1) ou lorsqu’on le « sacrifiait à une vue grossièrement peinte des Alpes et ma main droite », devant « lever un petit chapeau en poil de chamois, [qui] jetait son ombre sur les nuages et les névés de la toile tendue »(2). Benjamin ne se reconnait pas dans l’image que ses parents ont confectionnée avec la complicité du photographe et qui reflète « la contrainte empesée de rituels sociaux et glorificateurs »(3).

Les commentateurs de ces passages ont bien remarqué qu’il n’y avait pas coïncidence entre la photographie connue de Walter et Georg et les descriptions qu’il en donne à plusieurs reprises. S’il est nécessaire d’envisager des clichés pris dans les Alpes à différents moments de l’enfance, on peut considérer ces textes biographiques comme un enrichissement de la mémoire selon un procédé que Kathrin Yacavone (4) nomme une « plaque de souvenir », comme on parle d’une plaque photographique, exposée plusieurs fois et qui offre en surimpression une image composite du passé. La méthode est encore utilisée par Benjamin à propos d’une photographie de Kafka enfant que Benjamin finit par superposer à la sienne.

Kafka vers 1889 (environ 6 ans) « dans un décor figurant un jardin d’hiver ». Alors que Benjamin possédait cette photographie, il ne l’introduisit pas dans la publication de PHP en 1931 dans la revue Die Literarische Welt.

Il écrit un premier commentaire de cette image dans Petite histoire de la photographie (et y revient en 1934 dans Une photo d’enfant, passage d’une note pour le dixième anniversaire de la mort de l’écrivain pragois) : « C’est à cette époque que sont apparus ces ateliers avec leurs draperies et leurs palmiers, leurs tapisseries et leurs chevalets, à mi-chemin de la représentation et de l’exécution, de la salle du trône et de la chambre de torture, dont un portrait du jeune Kafka fournit un témoignage poignant.

« Debout dans un costume d’enfant trop étroit et presque humiliant, chargé de passementeries, le garçonnet, âgé d’environ six ans, est placé dans un décor de jardin d’hiver. Des rameaux de palmier se dressent à l’arrière-plan. Et comme pour rendre ces tropiques capitonnés encore plus étouffants, le modèle tient dans sa main gauche un chapeau démesuré à larges bords, comme en portent les Espagnols. Sans doute disparaîtrait-il dans cet arrangement, si les yeux d’une insondable tristesse ne dominaient ce paysage fait pour eux. »

Mais en 1932, dans Enfance berlinoise, c’est lui qui se tient debout, nu-tête, avec « dans la main gauche un formidable sombrero que je laisse pendre avec une grâce étudiée. La main droite tient une canne dont le pommeau baissé apparaît au premier plan, tandis que la pointe disparaît dans une gerbe de plumes, qui s’épandent d’une table de jardin. » L’image du jeune Walter s’est substituée à celle du jeune Franz même s’il précise que « le sourire torturé sur les lèvres du petit montagnard n’est pas aussi désolant que le regard du visage d’enfant à l’ombre du palmier d’appartement, ce regard qui me transperce ».

Comme Franz Kafka dont le regard infiniment triste « transperce » Benjamin comme un punctum barthésien, le philosophe revoit son enfance à travers les mises en scène humiliantes auxquelles on l’oblige à participer, sa mère lui faisant confectionner des costumes qui semblaient, écrit-il, venir d’un magazine de mode. C’est à travers un « processus d’identification que se joue, pour Benjamin, l’accès à l’image photographique »(5) et la possibilité par le récit de recouvrer les émotions d’antan. Dans L’image proustienne en 1929, il avait noté que « Proust n’a pas décrit une vie telle qu’elle fut, mais une vie telle que celui qui l’a vécue la remémore ». Et il poursuit : « Ce qui joue ici le rôle essentiel, pour l’auteur qui se rappelle ses souvenirs, n’est aucunement ce qu’il a vécu, mais le tissage de ses souvenirs. »(6)

Trente ans après les faits, alors qu’il reconstruit ses souvenirs, il se représente « défiguré à force d’être semblable à tout ce qui est ici », chosifié au siècle de la marchandise, petit mannequin que ses propriétaires-parents bousculent à leur guise, comme ces pantins de bois aux yeux tristes devant les boutiques des passages parisiens. Un souvenir insupportable pour celui qui entreprend un long travail sur les formes du capitalisme. N’est-ce pas dans ces passages, rues lascives du commerce, écrit-il, que « les marchandises prolifèrent aux façades des maisons et nouent de nouvelles et fantastiques relations comme les tissus dans les ulcères » (7)?

1 – « Petite histoire de la photographie », traduction d’André Gunthert, Études photographiques, 1996.

2 – Enfance berlinoise, traduction de Jean Lacoste, éditions Maurice Nadeau, (1978) 2007.

3 – Christine Ulivucci, Ces photos qui nous parlent, (2014) 2019.

4 – Kathrin Yacavone, « Photographie, écriture et mémoire : images d’enfance chez Benjamin et Proust », Bulletin d’Informations proustiennes, 2014, n°44.

5 – André Gunthert, « Archéologie de la Petite histoire de la photographie », Images Re-vues, hors-série 2, 2010.

6 – « L’image proustienne », in Œuvres, tome 2, Gallimard, 2000.

7 – Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Cerf, 1989, p.73.