© Académie des Arts de Berlin, archives de la collection de photos Walter Benjamin

Ce n’est pas vraiment un portrait, ce n’est pas non plus sa dernière photographie. « Vieil homme de quarante-six ans en chemise blanche, cravate, pantalon avec une chaine de montre – un corps mou et gras, un regard truculent dirigé vers l’appareil ». Une fois de plus, Susan Sontag n’est pas tendre avec Walter Benjamin qu’elle admire par ailleurs. Bien sûr, il parait au moins dix ans de plus, c’est le produit d’une nutrition négligée pour cause de pauvreté, d’une vie sédentaire – toutes ces années passées assis à la Bibliothèque nationale, son lieu, son refuge. « C’était un triste » écrit-elle encore, un mélancolique, un solitaire.

La photographie est prise pendant l’été 1938, devant la maison de Bertolt Brecht, à Svendborg au Danemark. C’est Stephan Brecht, le fils du dramaturge qui l’a saisi, les mains dans les poches, ventre en avant, l’air bourru, grognon, les yeux à moitié fermés derrière ses éternelles lunettes rondes, comme s’il murissait quelque malice à l’encontre de celui qui le surprenait ainsi, dans sa fragilité. On connait deux autres clichés de Stephan, Benjamin jouant au échecs avec Brecht ; c’est le début de la partie et il semble avoir perdu un fou et deux pions…

Benjamin a rencontré Brecht en mai 1929 par l’intermédiaire d’Asja Lacis, comédienne, directrice de théâtre, militante révolutionnaire, un des trois grands amours de sa vie, a-t-il écrit quand Brecht figure parmi ses trois « autorités intellectuelles », avec Adorno et Scholem, qui ne « cesseront de [lui] poser des problèmes difficiles (… ) de théorie philosophique, de politique littéraire, de fidélité religieuse ». (1)

La maison de Svendborg est un refuge pour le metteur en scène et sa famille qui ont dû fuir la menace nazie à l’été 1933. Il y écrit et reçoit des amis jusqu’à ce que le danger le pousse à partir plus loin, en 1939 dans le nord de l’Europe puis aux États-Unis en 1941. Quand Benjamin parvient à Svendborg à la fin juin 1938, Brecht vient d’achever l’écriture de Grand’peur et misère du IIIe Reich, un ensemble de saynètes, datées et localisées, écrites d’après des récits de témoins et des coupures de journaux sur la société allemande depuis la prise de pouvoir par Hitler. Il y pressent l’approche de la guerre. « Celui qui se dit envoyé de Dieu est prêt / Pour la guerre. – Il possède tanks, canons, croiseurs, / Et des avions dans ses hangars en si grand nombre / Qu’il n’a qu’un geste a faire et le ciel devient sombre » sont les premières phrases qui résonnent encore aujourd’hui. Un mois plus tôt, Benjamin assistait à la première parisienne de la pièce et en publiait une analyse avant de prendre le train pour le Danemark.

L’exil et la fuite rapprochent Benjamin et Brecht et malgré les difficultés, les deux hommes ont des discussions approfondies sur la politique et le théâtre. Benjamin a écrit plusieurs articles sur le travail de son ami, notamment sur sa conception du théâtre épique et son concept de distanciation. « L’art du théâtre épique consiste à provoquer l’étonnement plutôt que l’identification. Osons une formule : au lieu de s’identifier avec le héros, le public doit apprendre à s’étonner des conditions sociales dans lequel [le héros] évolue ». (2) Au-delà de ces considérations théoriques, ils sont souvent en désaccord sur l’interventionnisme en politique, les modalités d’un art révolutionnaire, d’opposition radicale au capitalisme et au fascisme.

Il reste cette photographie, un instantané devant la maison danoise et ses roses trémières, une image témoignant du vieillissement prématuré de Walter Benjamin, d’une vie personnelle chancelante, celle d’un homme devant souvent se faire inviter pour survivre. La fin de vie de Benjamin est marquée par la frustration d’une œuvre qui ne s’accomplit que sous la férule de ses financeurs de l’Institut, ceux qui descendent dans le grand hôtel parisien Lutécia lorsqu’ils viennent à Paris et lui donnent rendez-vous dans un salon doré. Alors il quitte sa sous-location toujours plus loin du centre, amer et déçu, pour tenter une fois de plus de négocier sa survie et la continuité de son écriture.

1 – Rainer Rochlitz, Présentation des Œuvres de Walter Benjamin, Gallimard 2000, p. 19.

2 – Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » in Œuvres, tome 3, op. cit. , p. 322.