Le livre de Pascal Convert, Bâmiyân, le temps et l’histoire, est publié à la suite d’un travail réalisé en 2016, à l’occasion du quinzième anniversaire de la destruction des Bouddhas de Bâmiyân, à l’invitation de l’Ambassade de France et de l’Institut français en Afghanistan puis d’une exposition au musée Guimet en 2021 et au Louvre-Lens en 2022. Il consiste essentiellement en une fresque photographique panoramique reproduisant la falaise de Bâmiyân (1800 mètres de long, à 2500 mètres d’altitude) dans laquelle étaient sculptés les Bouddhas, une montagne percée de centaines de grottes, traces souvent décorées d’anciens monastères bouddhistes.

Je reproduis ici l’explication technique de son projet : « En plus du scan 3D au moyen de drones, j’ai utilisé une technologie de prise de vue photographique d’ordinaire utilisée pour détecter les micro-fissures dans les pales d’éoliennes. Cette technologie a permis la fabrication d’une image à l’échelle 1 de la falaise par un système de tuilage de quatre mille photographies. Il est impossible de rendre compte de l’excitation visuelle produite par ce type d’image : pour l’ouvrir sur un ordinateur, il faut disposer de 5 Terabytes de mémoire vive. L’expérience proposée au spectateur, grâce à un piqué de l’image d’une précision absolue, est celle de s’immerger dans la matière même de la falaise, la terre, la pierre, la lumière. De manière dialectique, hybridant les technologies les plus contemporaines et les plus anciennes, j’ai choisi de réaliser un tirage photographique de l’ensemble de la falaise en utilisant le procédé platine-palladium, technique de tirage par contact inventée en 1880. Le spectateur a ainsi le sentiment d’être devant un objet photographique dont les qualités visuelles et tactiles sont celles d’une empreinte directe. »

Le livre ne peut rendre totalement les effets recherchés par l’artiste, les sensations visuelles et tactiles, comme il le dit ; on tourne les pages reproduisant chaque panneau du panoramique et les suivantes, des agrandissements de la falaise, des détails du site plurimillénaire, le tout entrecoupé de textes (Christian Caujolle, Georges Didi-Huberman, Nicolas Engel, Sophie Makariou ainsi qu’un entretien de l’artiste avec Pascal Beausse). Le petit format déforme l’impression que peut donner la fresque des quinze panneaux sur le mur d’une salle d’exposition mais l’essentiel n’est pas dans le choc visuel provoqué par cette œuvre traversée par les questionnements de l’histoire et de la mémoire. L’important, comme l’explique Caujolle, est cette photographie « passant d’un statut à l’autre, prenant un sens différent en fonction du contexte et des modalités d’utilisation ». Il faut prendre l’idée de photographie au sens large parce qu’elle synthétise toute l’histoire photographique de Bâmiyân.

Les participants de la Croisière jaune Citroën en 1932

Les grands Bouddhas de Bâmiyân (55 et 38 mètres de hauteur) encastrés dans la falaise ne sont photographiés que depuis le milieu du XIXe siècle mais ils suscitent des émotions depuis leurs origines, sans doute entre le troisième et le septième siècle de notre ère. Zuanzang, pèlerin chinois fournit le premier témoignage en 629 des splendeurs de ces figures monumentales et de la vie qu’elles suscitent. Un millier de moines vivaient dans les grottes et les constructions au pied de la falaise ; la vallée, sur la route de la soie, était fréquentée par les marchands. Les voyageurs occidentaux ne découvrent le site qu’au début du XIXe siècle. Très vite, ils restituent en dessin les « idoles » puis les photographient. Dans le « grand jeu » militaro-diplomatique, entre la Russie et la Grande-Bretagne, la France s’insère avec ses capacités archéologiques. Elle obtient le monopole des fouilles et Bâmiyân devient un lieu d’étude privilégié par la Délégation archéologique française en Afghanistan, alimentant en objets, dessins, relevés et fragments le musée de Kaboul mais surtout celui de Guimet à Paris.

Annemarie Schwarzenbach, 1939 [Annemarie Schwarzenbach – Wikimedia]

Explorateurs de la Croisière jaune, écrivains-voyageurs comme Robert Byron ou écrivaines-voyageuses documentent en images les Bouddhas pour la presse et les revues illustrées. Le site dans son ensemble impressionne, souvent davantage que les sculptures elles-mêmes, qui semblent grossières et plutôt laides. Byron n’y voit qu’un modeste travail de moines-terrassiers et si dans leurs photographies, Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart s’y intéressent, elles ont autant d’attention pour les habitants comme le montre le cadrage ci-dessus. On constate qu’entre ces deux images, le grand Bouddha a été endommagé, le mur de protection a disparu et la partie basse a été brisée. En 1998, des tirs font de nouveaux trous dans les colosses et les fresques sont recouvertes de goudrons puis enflammées. L’islam, dont la charia proclame le gel du temps et le refus des idoles, sert de prétexte à l’iconoclasme. Tout change en 2001, par la nature de la destruction et l’émotion suscitée.

Entre le 8 et le 11 mars 2001, les talibans organisent la destruction des Bouddhas de Bâmiyân. Pour en finir avec ces « sanctuaires d’infidèles qui adorent les images », tout doit être « fracassé ». Les statues sont minées, ciblées par l’artillerie qui tire à bout portant. Le 11 mars, les talibans convoquent les journalistes et filment eux-mêmes frontalement la dernière scène. C’est la vidéo ci-dessous.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab01014366/destruction-des-bouddhas-de-bamiyan

Dans un article récent*, Pauline Verger examine « l’émotion patrimoniale » suscitée par ces destructions. Devant ce spectacle de désolation, le monde, essentiellement occidental, est stupéfait et horrifié. Paradoxe : avec le flux d’images qui documentent désormais les « ruines traumatiques », les Bouddhas de Bâmiyân sont connus du grand public ; leur disparition les a rendu célèbres.

La statue du grand Bouddha avant et après sa destruction en mars 2001 (Wikimédia)

Cette image qui juxtapose l’avant et l’après donne la mesure de la destruction. « La multiplication des montages photographiques « avant/après », écrit Pauline Verger, et la destruction nous renseignent sur ce pouvoir de l’image que semblent avoir très bien compris les talibans : les niches des Bouddhas ressemblent aujourd’hui à des sarcophages vides, des trous béants dans la falaise qui interpellent et marquent fortement les esprits. » L’émotion patrimoniale est à son comble.

Ici se situe le travail photographique de Pascal Convert. On ne peut le comprendre sans l’épaisseur historique des émotions diverses suscitées par la falaise de la vallée de Bâmiyân. Photographier cette roche avec ses trous béants, mais surtout la falaise dans toute sa longueur, permet de renouer avec le temps de sa vie d’avant, celle de ses habitants, les Hazaras, celui des moines bouddhistes, des artisans et des artistes qui ont creusé et décoré la muraille. Mais parce que jamais, malgré les efforts des archéologues et des conservateurs, le site ne retrouvera plus ses sculptures, il reste « la falaise aux mille trous, aux mille yeux de contemplation, des yeux dirigés vers nous, vers le monde et pourtant retirés de lui », écrit Didi-Huberman. Le panoramique de Pascal Convert nous en procure l’ultime émotion.

Pascal Convert, Bâmiyân, le temps et l’histoire, Atelier EXB/MNAAG, 2022

Le site de Pascal Convert : http://www.pascalconvert.fr/index.html

L’article de Pauline Verger : https://journals.openedition.org/lha/3959

Un autre article sur les motivations de la destruction : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2010-1-page-127.htm