Drôle d’histoire que celle de la reportrice et grande voyageuse, Élisabeth Sauvy, dite Titaÿna, racontant dans le magazine Vu en 1928, comment elle est allée voler une tête de Bouddha dans le temple d’Angkor puis l’a ramenée à Paris où Man Ray et Germaine Krull, deux figures de la photographie l’ont mise en scène.

Voici les premières lignes de sa notice Wikipédia : « Élisabeth Sauvy (1897-1966) est l’une des rares femmes françaises qui accèdent au statut de grand reporter dans les années folles. À la recherche de sensations fortes et d’exotisme, elle parcourt le monde, de 1925 à 1939, et rapporte de ses voyages des textes insolites. Pendant la Seconde Guerre mondiale elle se fourvoie avec la collaboration et l’antisémitisme, ce qui lui vaut une condamnation à l’indignité nationale à la Libération. » Partie aux États-Unis, elle est vite oubliée malgré ses livres et les dizaines d’articles qu’elle fait paraître dans les revues illustrées des années 1920 et 1930. L’un d’eux mérite pourtant qu’on y revienne avec attention, ne serait-ce que pour la participation à son aventure de Man Ray et Germaine Krull, deux représentant.e.s éminent.e.s du milieu artistique de l’entre-deux-guerres. C’est l’exposition du Centre Pompidou Décadrage colonial et son excellent catalogue qui m’ont mis sur la piste de cette affaire en publiant la photographie mise en exergue ici avec le titre suivant : « Man Ray, Élisabeth Sauvy-Tisseyre, dite Titaÿna, avec la tête d’un Bouddha d’Angkor, 1928 ». Quelques semaines après la sortie de mon livre Le grand pillage qui se termine sur le vol d’une tête de Bouddha par Victor Segalen dans une pagode chinoise en 1909, cette histoire ne pouvait que m’attirer.

Man Ray © Centre Pompidou

Le Centre Pompidou possède dans ses collections 9 photographies de Titaÿna réalisées dans le studio de Man Ray en 1928. Elle sont visibles en ligne ici. Six la représentent avec une tête de Bouddha. Pour connaître une partie de l’histoire de cette tête volée, il faut se rendre sur le site du Musée Nicéphore Niépce – Musée de la Photographie et fouiller dans la collection numérisée du magazine Vu, le n° 5 de sa première année, 1928.

Cliquez sur l’image pour aller sur le site du Musée

Titaÿna raconte son expédition de Saigon à Angkor, 630 kilomètres, en voiture avec « un boy », changeant de véhicule et de boy à Phnom Penh, une nuit et une journée sur place puis retour à Saigon dans la nuit, 100-110 km/h sur la route, écrit-elle, pour ensuite courir se réfugier dans le paquebot des Messageries maritimes qui attend le départ sur le quai du même nom, cacher la tête, recevoir candidement la visite d’un policier mis au courant de la rapine et ressortir la sculpture quatre semaines plus tard à Paris.

Le 18 avril 1928, le magazine Vu annonce en première page le vol de la tête par un (sic) journaliste, avec la question « pourquoi ? » Je m’attendais à voir rapidement le nom de Malraux mais dans son texte, Titaÿna ne fait pas référence à son expédition en 1923 pourtant largement médiatisée. Partis de Marseille le 13 octobre, Clara et André Malraux gagnent Hanoi puis Saigon pour retrouver leur ami Louis Chevasson. Munis d’autorisations de fouilles et de bons de réquisition de chars à buffles avec leurs conducteurs, mais mis en garde sur la nécessité de laisser sur place toutes les découvertes archéologiques désormais protégées par un récent décret royal, les aventuriers parviennent jusqu’à un petit temple dépendant d’Angkor Vat qu’André avait repéré grâce à un article d’André Parmentier paru en 1919 dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient. Les blocs de grès sculptés sont dégagés en quelques journées de travail harassant racontées dans La Voie royale, puis transportés par le Mékong jusqu’à Phnom Penh où les gendarmes les attendent. Arrêtés le 24 décembre, les hommes sont assignés à résidence puis condamnés à la prison. De retour en France, Clara organise le soutien et obtient l’appui des grands noms de la littérature du moment, Breton, Aragon, Mauriac, Gide qui, dans une pétition, invitent les juges du procès d’appel à la clémence pour cet écrivain, au nom de l’œuvre en devenir. André Malraux, qui n’a encore rien écrit, quitte finalement Saigon en novembre 1924, auréolé de sa condition d’aventurier et très vite signataire d’un contrat avec Gallimard.

Titaÿna photographiée par Man Ray, © Centre Pompidou

Journaliste, grande voyageuse, aviatrice, photographe, fréquentant assidument le milieu intellectuel et artistique de Paris, Titaÿna ne peut méconnaître la tentative de Malraux de voler des pièces archéologiques avec l’intention de les vendre à de grands collectionneurs américains. Pourquoi ne la cite-telle pas ? Volonté de ne pas se brouiller avec le monde de Saint-Germain ? Raisons juridiques ? Ou simplement, intention de concentrer toute la lumière sur sa propre action ? Quand on observe les photographies prises à Angkor, la mise en scène soigneuse de la tête enveloppée dans son casque d’aviateur, une marque qu’elle ne cesse de mettre en avant, et ses postures d’abandon sensuel sur les ruines du temple, on mesure le désir de l’artiste de se valoriser dans une démarche de rupture avec la geste ordinaire des touristes et des visiteurs habituels d’Angkor.

« Oui, j’ai volé. J’étais arrivée en Indochine non point sur un de ces paquebots à base de fonctionnaires corses ou de Bovary croyant vivre la grande aventure en changeant de cabine la nuit, mais j’étais venue, en noyant longuement dans les eaux tièdes de l’Océanie un reste de préjugés européens, en haïssant l’hypocrisie anglo-saxonne par des séjours en Australie ou aux Philippines. » Le lecteur est prévenu : Titaÿna n’a pas suivi la ligne des services contractuels qui emportent à la colonie les habituels passagers, fonctionnaires ou militaires, c’est une grande voyageuse qui s’est arrêtée quelques jours, une escale dans son tour du monde débuté l’année précédente, dans ce lieu de la débauche et de l’hypocrisie qu’est l’Indochine coloniale, celle qu’avait déjà dénoncée Claude Farrère dans Les civilisés en 1905.

À Angkor, il est possible de voler des morceaux des temples, des débris de sculptures, de les acheter à des guides peu scrupuleux, de les emporter tranquillement, surtout si vous êtes étranger. « Nous autres Américains, on nous laisse tranquilles » lui avait glissé à l’oreille un diplomate entre Manille et Hong-Kong. Interloquée par cette réflexion, il lui fallait vérifier sur place l’information en effectuant ce raid de quelques jours jusqu’aux trésors cambodgiens. Le résultat était évident. Bien que la police ait été prévenue, il était possible de prélever une sculpture et de l’emporter presque sans encombre, dans une automobile et avec l’aide d’un domestique, les deux obtenus grâce à « l’amabilité », un comble, du Gouverneur d’Indochine puis de celle du Résident du Cambodge. Titaÿna ne nous dit pas tout de son expédition, de ses contacts et de ses démarches dans la colonie, laissant seulement supposer qu’elle a réalisé ce raid sur un coup de tête quelques jours avant le port de Saigon. L’aventure est nimbée de mystère ; on ne connait ni les dates ni les circonstances précises de son voyage à travers l’Indochine, celle de son retour à Paris, des prises en studio avec Man Ray puis en extérieur avec Germaine Krull avant la parution deux semaines de suite dans le magazine Vu. Une histoire qui s’étale certainement sur des mois.

Titÿana photographiée par Germaine Krull, à l’Institut de France, à la tour Eiffel et place de la Concorde

Si on comprend bien les intentions déclarées dans l’article, alerter le public sur le manque de protection des vestiges archéologiques, le soin apporté aux photographies par Man Ray dans son studio, rue Campagne-Première, la mise en scène de la tête dans diverses positions est d’abord constitutive d’une démarche artistique expérimentée précédemment par l’artiste avec ses clichés « tête noire, tête blanche » de 1926. L’exposition Décadrage colonial montre aussi une photographie de Carl Van Vechten (1930), le danseur sénégalais Féral Benga allongé avec la tête blanche d’une statue antique, dévoilant l’intérêt à ce moment d’une approche esthétisante de l’Autre qui rompt avec l’iconographie dominante du « sauvage ». Mais Titaÿna n’est pas dans une démarche d’hostilité à la colonisation.

Avec Titaÿna, Man Ray s’inscrit dans un autre registre. La tête posée sur un piédestal, son éclairage à la manière des musées ou des salles d’exposition, suggèrent davantage la nécessité, l’impératif et peut-être l’urgence de la conservation de cette tête de Bouddha, au musée d’Ethnographie indochinoise du Trocadéro par exemple, qui concentre les œuvres de cette région avant son transfert à Guimet en 1931. Titaÿna enserrant la tête, la protégeant de son casque d’aviateur, la symbolique de la protection est forte. Quant aux clichés de Germaine Krull – excepté celui dans la porte de l’Institut de France, les deux autres sont caractéristiques de son travail avec les traverses métalliques de la tour Eiffel ou les obliques recherchées de la Concorde – ils représentent l’errance d’une œuvre en danger.

Man Ray, Tête d’un bouddha d’Angkor volé par Titaÿna, © Centre Pompidou

Le titre de cette photographie ne prête pas à la discussion, le vol est pleinement assumé, le scandale aussi. En recourant aux services de ses amis Man Ray et Germaine Krull, la reportrice entend se situer dans le monde de l’art, une performance en quelque sorte, à distance des pillages petits ou grands réalisés sur les sites archéologiques indochinois. Elle exploite la même idée que la pétition initiée par Clara Malraux auprès des écrivains des années 20, médiatiser fortement l’événement avec une différence importante, la tête de Bouddha n’est pas destinée au marché des œuvres volées mais doit demeurer dans le patrimoine français (à défaut du cambodgien). « Humblement, je voulais restituer mon larcin divin à M. le Ministre des Beaux-Arts. Hélàs ! il navigue à Lyon sur la mer violente des électeurs… Alors ? Oppressée par le poids de ma faute, je vais remettre mon larcin sous le sceau de la confession, écrit-elle publiquement, à Mgr Dubois. Mon rôle est terminé. »

Victor Segalen aussi était oppressé par le vol, la décapitation à la hache d’une statue de Bouddha. Il écrivit une première version de sa nouvelle La Tête, accablant le héros de mille malheurs plus atroces les uns que les autres, nota son compagnon de voyage. La version finale fut plus gentillette, faisant resurgir le mythe des saints céphalophores nombreux dans sa Bretagne d’origine. La tête chinoise est partie dans la famille Gilbert de Voisins. Qu’est devenue celle d’Angkor ? Une autre photographie de Germaine Krull détenue par le Centre Pompidou (mais non visible actuellement) représente Titaÿna et sa tête de Bouddha avec l’avocat François Bedel devant la Conciergerie à Paris. Le titre curieux (sans doute postérieur au cliché), Titaÿna avec une tête de bouddha d’Angkor issue de la collection André Malraux, semble envisager une autre fin à l’histoire de cette tête volée, reliant de manière énigmatique le pillage de 1923 et celui de 1928, en laissant entendre que Malraux aurait acquis la sculpture de Titaÿna. Le mystère restant entier, l »histoire n’est donc pas terminée et j’invite les lecteurs à rechercher le mot de la fin…