San Polo, Grand canal, 2018 © Mario Peliti

Il faudrait recopier entièrement l’excellente présentation d’Alain Fleischer, L’Arpenteur de Venise, dans le catalogue de l’exposition « Hypervenezia » présentée au Palazzo Grassi de septembre 2021 à janvier 2022 pour rendre grâce au travail du photographe italien Mario Peliti. Je me contenterai d’en reprendre quelques mots pour donner du sens à mes impressions, d’abord en progressant dans la superbe mise en scène de Matthieu Humery avec l’équipe du palazzo (et une musique de Nicolas Godin), puis en feuilletant le catalogue, petit aperçu de la somme de travail déjà effectué dans le cadre de l’ambitieux « Venice Urban Photo Project ».

Dorsoduro, Corte Berlomeni, 2016 © Mario Peliti

Entamé depuis 2006 en format argentique puis à partir de 2013 en numérique, le projet de Mario Peliti vise à produire un inventaire photographique le plus exhaustif possible de l’architecture de Venise estimé à 20.000 clichés dont l’architecte, éditeur et photographe pense l’aboutissement à la fin de la décennie. Le protocole est très strict : ni ombre, ce qui oblige à ne sortir que les jours de ciel nuageux, ni humain, ce qui nécessite de se lever très tôt, sachant que la combinaison des deux obligations rend difficile les images hivernales quand le jour se lève bien après les travailleurs et les écoliers. Chaque image est identifiée par son sestier, son quartier, la rue ou la place, l’année de production.

Castello, via Garibaldi, 2015 © Mario Peliti

Les photographies présentées étaient celles prises entre 2014 et 2021 et l’exposition organisée selon trois modalités : tout d’abord, un parcours linéaire de près de 400 photographies jalonnant un itinéraire idéal à travers les sestieri de Venise, puis l’installation vidéo de plus de 3.000 photographies défilant au rythme d’une composition musicale réalisée par Nicolas Godin, membre du duo « Air ». Enfin, le visiteur pouvait examiner une carte reprenant la forme de la ville réalisée en un patchwork d’environ 900 images.

Santa Croce, Stazione di servizio, 2021 © Mario Peliti

Si l’exposition multipliait les modalités de présentation des photographies, très grands formats collés aux murs, linéaires ou assemblages de clichés, le plus impressionnant résidait dans les projections sur trois grands écrans en U, accompagnées de musique, des images sans ordre évident mais avec parfois l’arrivée d’un immense panoramique qui scotchait le spectateur. Le commissaire Matthieu Humery explique l’intérêt de cette démarche immersive par sa capacité à déjouer notre attente : « Malgré la référence que chacun connaît et reconnaît, elle appartient ici à un monde parallèle, à un simulacre où il est impossible de différencier le faux du vrai, l’artificiel du réel, l’objet de sa représentation. »

Castello, Riva dei Sette Martiri, 2018 © Mario Peliti

Évidemment, le catalogue est plus classique dans sa succession d’images classées par quartier. On y observe aussi plus lentement les détails de cette architecture singulière de brique et de calcaire, le dédale des calle, des placettes ou campielli, rios et fondamentas, ces quais qui peuvent aussi prendre le nom de riva. Peliti photographie le plus souvent frontalement, mais parfois, dans les espaces étroits, il capte son sujet de biais, tel Eugène Atget réalisant les mêmes choix dans Paris un siècle avant lui. Atget, comme Marville ou plus proche de lui, Gabriele Basilico, sont ses références.

Dorsoduro, Sacca San Biaagio, 2020 © Mario Peliti

Toutefois, en soulignant son attachement à Eugène Atget, les commentaires ne notent pas ce qui en fait son éloignement radical. Atget choisissait soigneusement ses sujets, limitant son travail au « Vieux Paris » menacé par les travaux haussmanniens, évitant les éléments de la modernité, les usines, les voitures, le métro, les immeubles modernes, notamment les premiers HBM construits dans la proximité des anciennes fortifications dès les années 1910. Mario Peliti photographie sans sélectionner, les églises, les palais comme les logements sociaux du Castello ou de la Giudecca, le campus universitaire à la Station Maritime, l’antique comme le moderne. La volonté de documenter la cité historique ne peut épargner aucun élément du décor ; sans doute, et ici Peliti rejoint finalement Atget, c’est que toute la ville est menacée de disparition. Le travail d’inventaire en est encore plus pressant et Peliti a décidé de mettre sa collecte à la disposition des institutions.

Dorsoduro, Fondamenta Zattere, 2019 © Mario Peliti

Dans l’immensité des photographies produites sur Venise – plus de 10 millions avec le #venezia et plus de 16 avec le #venice sur Instagram – une imagerie le plus souvent « doucereuse, stéréotypée et répétitive » selon les mots d’Alain Fleischer à propos des cartes postales, Mario Peliti oppose calmement, patiemment, et donc étrangement, « les prises de vue en noir et blanc d’une ville inconnue et déserte », résultat d’une exploration systématique et discrète, loin du tapage carnavalesque ou des cheminements imposés par les conditions du surtourisme. Mario Peliti est un marcheur, un arpenteur de la ville des quartiers écartés, des placettes qui n’attirent pas, des « coulisses oubliées » de la cité glorieuse. Rien de spectaculaire dans la plupart de ses clichés, au contraire, ils insistent sur le repli, mettent en scène le reflux du tape-à-l’œil, selon une modalité qu’Alain Fleischer nomme joliment « une poétique du neutre ».

  • L’exposition Hyperzenezia était présentée au Palazzo Grassi de septembre 2021 à janvier 2022
  • Hypervenezia, éditions Marsilio, 2022
  • Certaines images (1-3-7) ont été prises par moi directement sur le mur du Palazzo.