Le dernier livre de Thierry Girard débute par quelques pages de son Carnet du Nord, des écrits du printemps 2017 puis de l’été 2018, lors de ses séjours sur l’ancien bassin minier. Mieux que toute préface, ils témoignent de l’intense réflexion de l’artiste et constituent d’entrée une matière passionnante en posant des questions essentielles sur la représentation de l’histoire, de la mémoire (celle des hommes et des paysages), la signification des traces que le photographe capte, la discordance des temps, tout cela au croisement de deux champs, celui de la photographie et celui de l’histoire.

Auchel (62), novembre 1982 © Thierry Girard

Depuis plusieurs années, mais singulièrement depuis 2017 avec la parution de quelques livres et articles (les écrits de Raphaële Bertho et de Danièle Méaux notamment), le travail photographique de Thierry Girard est interrogé du point de vue du paysage, de sa fabrique photographique des lieux et de sa perspective à la fois artistique et documentaire. Comme le note Ari J. Blatt de manière définitive dans les dernières pages du Monde d’après, Girard comprend toujours sa façon d’appréhender un lieu comme un processus culturel dynamique et sa manière s’avère avant tout résolument contemporaine : « ses images mêlent objectivité documentaire et créativité subjective, et transforment la réalité topographique en une représentation, où il déploie des dispositifs rhétoriques et esthétiques qui confient au réel sa forme symbolique ». Si ces dimensions documentaire et métaphorique sont toujours présentes, marques de fabrique évidentes depuis les années 80, précisément celles des premiers travaux sur le Nord, il existe aussi dans ce livre une autre perspective d’analyse possible, celle du temps, du temps qu’il s’agirait de retrouver pourrait-on dire, un temps qui n’est pas seulement celui de la photographie, écoulé entre 1980 et 2018, mais un temps que le titre du livre invite à produire, une « épaisseur de l’histoire » entre le monde d’avant et celui d’après, un temps déplié, déployé dans l’arpentage de ce territoire balayé par les mutations industrielles et singulièrement la fin de l’ère minière française. Rappelons seulement que dans le bassin du Nord, après deux siècles et demi d’exploitation du filon, les mines ferment à partir des années 1960, et qu’au moment des premières images de Thierry Girard, au début des années 1980, il reste moins d’une dizaine de sites actifs même si les fosses et les installations sont encore très nombreuses. Comme le signale Wikipédia, après une période d’intense destruction de ces outils, vint le temps de la mémoire, surtout dans les années 2000. L’ouverture, en 1984, du Centre historique minier de Lewarde fut la manifestation d’une volonté de sauvegarde du patrimoine et de la culture minière, culminant en 2012 avec l’inscription du bassin au patrimoine mondial. Revenir dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après plusieurs décennies, tel fut donc le projet de Thierry Girard et ses écrits comme ses photographies témoignent de ses surprises et de ses interrogations.

Méricourt (62), Terril n°97 de la fosse 4/5, 12 avril 2017 © Thierry Girard

« 12 avril 2017. Premiers repérages. Sentiment étrange. Il manque évidemment quelque chose d’essentiel, le paysage d’antan ! » écrit-il, et on mesure alors combien ce retour dans le Nord, avec cette distance de bientôt quarante années oblige à repenser ce qui peut être la raison d’un voyage photographique. Les terrils, chevalements et cités minières ne sont plus que des « vestiges », ceux d’un passé révolu, au même titre que les monuments aux morts photographiés en 1982. Cette remarque n’est pas fortuite car, sous cette question des vestiges de la Première Guerre mondiale, des monuments aux morts, il y a cette incompréhension radicale de la Première guerre mondiale que soulignèrent en 2000, Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker dans leur livre 14-18, Retrouver la guerre. J’en tire une phrase seulement, de la longue introduction, pour interroger le sens de cet événement dans les représentations actuelles du public : « Aujourd’hui elle (la Grande Guerre) a acquis une dimension incompréhensible dans la mesure où rien de ce qu’ont éprouvé les contemporains du conflit dans l’ordre du patriotisme, du sens de la guerre et de la mort à la guerre, ne peut plus être compris, ni même approché ».

Nœudx-les-Mines (62), mai 1980 © Thierry Girard


On peut se demander s’il n’en est pas ainsi de la période héroïque de l’industrie minière, des temps décrits par Zola, des grandes grèves, de la culture du Nord si longtemps racontée à travers la solidarité humaine ? À propos de son passage à Anzin, Thierry Girard avait noté : « Ce qu’il reste du terril de la mine d’Anzin, un tumulus boisé, est si modeste que, déambulant par les rues de la cité minière, je ne l’aperçois qu’au moment où je m’apprête à quitter les lieux ». Cette histoire ouvrière et industrielle, économique et politique, fut si forte qu’il semble difficile aujourd’hui de l’envisager sans un regard vers ces vestiges qui ne sont plus que les terrains de jeux des adolescents ou ceux des promenades familiales. Dans un livre de 2011, le photographe japonais Nahoya Hatakeyama a sublimé ces terrils. Mais comme le lui dit un de ses amis d’origine polonaise : « tu arrives trente ans trop tard » et aussi, « maintenant que tout cela a disparu », c’est-à-dire la vie qui accompagnait ces montagnes, « que viens-tu donc photographier ? » (Terrils, Éditions Light Motiv, 2011). Oui, je me pose la question après l’ami de notre photographe japonais, qu’est-ce que le lecteur de Terrils peut trouver à feuilleter l’ouvrage, « car ses yeux ne peuvent voir ce qui autrefois emplissait ce vide » ? La réponse d’Hatakeyama se situe sur le terrain de l’Histoire – c’est lui qui pose cette majuscule – il vient « trente ans plus tard », afin de poursuivre le récit des hommes qui ont fait cela. C’est une réponse que j’aime car elle envisage un possible de la photographie dans ses relations à l’histoire. Mais elle n’est pas la seule manière. Terrils nous montre ces monticules dans leur isolement, même quand les images sont faites de loin, avec la ville au premier plan. Les terrils ne sont plus que des figures tutélaires de ces anciens bassins miniers. Des totems dont il devient de plus en plus difficile de comprendre la signification, non pas bien sûr, d’un point de vue technique, mais un peu comme les monuments aux morts de 14-18 qui tiennent toujours debout un siècle plus tard et qu’on regarde en soupirant, quand on les voit encore dans le décor des centres-bourg, sans penser à autre chose que « c’est terrible tous ces morts » et on ajoute « pour rien » et c’est ici que tout indique qu’on n’y comprend plus rien.

Avion (62), 14 avril 2017 © Thierry Girard


Aussi la réponse du Monde d’après est-elle différente. Thierry Girard écrit, après avoir écarté l’idée de refaire Terrils mais sans s’empêcher de parler de cet objet du paysage : « je vais l’utiliser tel un amer dans le paysage autour duquel s’organise l’œkoumène d’aujourd’hui ». L’œkoumène, ce mot déjà utilisé dans son travail au Japon en référence à Augustin Berque, cet œkoumène japonais qu’il décrit parfaitement sur son blog, « dans Le Sauvage et l’artifice : un paysage vernaculaire, sans beauté particulière, constitué de banlieues, de petites villes et de villages, séparés par l’espace agricole et notamment les rizières » (Au bout des lignes, le long des voies (Shanghai, Tokyo, Kyushu), Des images et des mots, 24 janvier 2017). Cette science de l’œkoumène, c’est à dire de la Terre en tant qu’elle est humanisée, habitée, aménagée, représentée, imaginée par les sociétés humaines, s’inscrit aussi dans la longue durée du développement et des transformations. C’est cela que les photographies du Monde d’après nous montrent : la manière dont les gens du Nord, puisqu’il s’agit d’eux, réorganisent leur vie (leurs vies plutôt) autour de ces monuments, de ces objets patrimoniaux.

Drocourt (62), avril 1983 cookeries et lavoir © Thierry Girard

Mais ces cités minières classées, ces clubs de javelot, ces coulonneux, ces ducasses, quels amers sont-ils encore aujourd’hui ? Je ne suis pas capable de répondre à cette question ; tout ce que ma formation m’a appris, c’est qu’il faut se méfier du sens des permanences. Le beau livre d’Éric Hobsbawm, L’invention de la tradition est là pour nous aider à comprendre que les « traditions inventées » ou réinventées, recomposées, sont souvent des réponses à des temps de crise, à de nouvelles situations ; elles essaient de gagner une certaine légitimité en renvoyant au passé. Un exemple, la chanson de Pierre Bachelet, Les corons, magnifique d’émotion, qui est devenue l’hymne du club de football RC Lens, bouleversante à entendre dans le stade, un hommage au père, mineur. Mais il faut aller sur Youtube et lire – enfin parcourir – les centaines de commentaires pour comprendre que cette chanson célèbrant les hommes, et un peu la mère, ce qui la rend possible à chanter pour des dizaines de milliers de supporters hommes, est devenue un objet symbolique, un autre monument aux morts, un tombeau qui ne permet plus de comprendre l’histoire de cette région.

Ducasse à Auby (59), 21 mai 2017 © Thierry Girard

Tout ça pour dire la manière dont j’aperçois les enjeux du travail de Thierry Girard. Et ici, il m’est possible de commencer à parler de ses photographies. J’y retrouve d’abord des points de vue et des cadrages qui marquent son travail : la première, le pont à Douai, une reprise de l’image de 1982, à la façon des reconductions dans les observatoires photographiques. Et puis ces carrefours, maisons de briques, centres commerciaux, une approche de l’ordinaire avec en fond, ces monuments comme sur la photographie « Loos-en-Gohelle (62), terrils jumeaux de la fosse 11/19 depuis la route de Béthune, 14 avril 2017 ». J’aime bien cette image en deux parties, girardienne donc, avec le noble en arrière-plan et « l’ignoble », le lieu sans qualités, au premier plan, mais quand même, ce bac à fleurs aux tulipes d’avril qui figure le printemps, la renaissance.

Voici les chevalements de Liévin, derrière la zone commerciale, avec leur « présence envoûtante », écrit Ari Blatt, mais seulement pour le regardeur étranger puisque, comme il le signale, ces objets sont devenus indifférents aux habitants. Thierry Girard sait mettre en évidence ces contrastes dans le paysage du bassin minier, les traces d’un passé révolu, et dont on peut être certain, qu’à part quelques anciens et les enseignants d’histoire, elles ne disent plus rien, comme ces slogans à la peinture toujours visibles sur les murs de brique, soixante ans plus tard, comme si les vieux communistes du coin avaient suivi sa proposition à propos de l’inscription « plateau insoumis » (voir Dans l’épaisseur du paysage, Loco, 2017) et s’en étaient venus régulièrement repeindre leurs murs à la gloire de Duclos et entretenir leur détestation de Rigway-la-guerre, général américain des années 50. Et au milieu de tout cela, la figure de Mélenchon, ses petites affiches sous les quatre par trois de Brico Dépôt, la photographie étant là pour mettre en évidence ces télescopages de l’histoire, ces collisions des temporalités, illustrant par ailleurs l’impossibilité d’une linéarité du temps.

Harnes (62) terril 93 de la fosse 21, 18 avril 2017 © Thierry Girard

Mais si une photographie marque le relais avec Terrils, je la vois dans « Harnes (62), terril 93 de la fosse 21, 18 avril 2017 », cet objet, incongru aussi, dans ce paysage de terril, cette route, semée d’immondices, m’ont d’abord fait penser à une autre photographie de Thierry Girard, « Tumulus de l’empereur Han, An Di, Meng Jing près de Luoyang, Henan », autrement dit une image extraite de Voyage au Pays du Réel, avec ce tumulus en arrière-plan et ce tas de saletés fumant au premier plan, cette chaussure rouge dont nous avions parlé (Dans l’épaisseur du paysage), et cette stèle comme un piano noir au centre. Elle réalise un lien avec la photographie d’Hatakeyama, « Les Caudières, Estevelles, 25.01.2009 », son terril bien sûr et cette route parsemée de rebuts, comme ce petit piano d’enfant, rouge, incongru encore, au cœur du paysage. J’aime bien ces rapprochements ; tout d’un coup, les images échappent à leur temps, à leur contexte et s’inscrivent dans une histoire du médium, une manière de poser les relations des hommes avec leur environnement, tout en permettant de reconsidérer l’expérience du photographe, le récit qu’il nous propose et sur lequel il nous faudra continuer à réfléchir.

Leforest (62), septembre 1980 © Thierry Girard

Il me semble que le travail de Thierry Girard dans le Nord explore donc les ruines de notre monde, fouille ses obscurités dont parle le philosophe Giorgio Agamben dans sa définition du contemporain : Est contemporain celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières mais les obscurités (Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages, 2008). C’est bien de cela dont il s’agit dans ce livre : la représentation du monde d’après, du monde qui vient en fouillant ses obscurités. Alors on peut se demander ce que montrent ces photographies, je veux dire ce qu’elles montrent vraiment, d’autant qu’on y trouve mêlées, celles, en noir et blanc, réalisées en 1982 et celles en couleurs des années 2017 et 2018. Ne sont-ce pas là des ruines au sens propre, ce passage du paysage minéral et laborieux à celui des anciennes zones industrielles, « enverdies », où le vert dans ces lieux est le plus souvent la couleur qui accompagne l’abandon, comme il l’est aussi dans le monde rural, dans les moyennes montagnes désertifiées où le reboisement, l’ensauvagement, ouvre le retour des bêtes ? Frappantes à cet égard, les photographies de Loos-en-Gohelle (62), celle de 1980, aux détails des pentes du terril, le contenu déversé des derniers wagonnets sculptant comme des écailles, et celle de 2018, qui relègue le terril au-delà des arbres. Comme souvent le vert couvre donc la ruine comme dans les gravures du XIXè siècle des albums romantiques. Sauf qu’ici point de romantisme car le tas de ruines est aussi social et l’omniprésence des activités de loisir ne peut masquer la violence faite au territoire. Les portraits réalisés tout au long de ces séjours, pour émouvants qu’ils soient, tendres parfois, en sont un révélateur, celui d’une brutalité exercée sur ces vies d’à côté, d’à côté du monde des métropoles, de celui des littoraux aisés, éduqués et soucieux encore un moment – mais l’exemple du nord italien qui s’est donné à la Ligue est là pour me contredire, hélas – de maintenir des équilibres politiques.

Loos-en-Gohelle (62), terrils jumeaux de la fosse 1/9 depuis la route de Béthune, 14 avril 2017 © T. Girard

J’aime beaucoup ces deux personnages d’Henin-Beaumont, photographiés en 1982, tenant un poteau, près de leur bistrot, un petit air moqueur, les mains dans les poches dans cette gestuelle classique des catégories ouvrières masculines. C’est déjà le temps du déclin mais on a l’impression, je ne fais qu’inférer sur l’image, qu’il y a encore une fierté du monde d’avant. Les cultures sont les ruines les plus difficiles à éloigner. Sur les dernières images, les hommes qui posent ont souvent les bras ballants – je ne parle pas de ceux qui se montrent en maillot de bain – est-ce là une posture qu’il serait possible d’expliquer ?

Harnes (62), juin 2017 portrait de Mathieu S. et de son chien Rox © Thierry Girard

J’aime aussi ce portrait de Mathieu et de son chien Rox, surtout Rox d’ailleurs qui pose le mieux à mon avis, le regard rivé sur l’objectif. Il paraît plus à son aise que Mathieu, son maître. Cela me renvoie à ce que qu’écrit Jean-Christophe Bailly dans son livre, Le versant animal (Bayard, 2009), où cette question des animaux, de leur présence silencieuse, de leur condition avec nous les humains, ne saurait être plus longuement écartée. Pour reprendre les mots de Muriel Pic* : « Les animaux nous regardent, avec cette insistance muette, sans concept, qui me fait penser, parler, réfléchir à mon humanité ». Serait-ce trop dire que Rox – et Mathieu aussi – nous font réfléchir à notre humanité ? C’est pour moi une image bien dans l’esprit de l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin, l’artiste nous faisant observer ces personnages, et nous, face au lac artificiel constitué à la suite d’un affaissement, sur un ancien site minier, devant ce monde de ruines qui perdent du sens chaque jour un peu plus, les orbites noirs de Rox pouvant apparaître comme une métaphore de cette perte.

Cette lecture du travail de Thierry Girard n’en est évidemment qu’une possibilité, les approches topographiques, les dimensions sociales et politiques, le travail sur le portrait – dont on lira quelques considérations ci-dessous – en constituant d’autres tout aussi légitimes. Il reste que ce parcours dans le bassin minier, entre 1980 et 2018, parfaitement mis en livre par les Éditions Light Motiv, constitue pour moi un moment fort dans l’œuvre de l’artiste avec son arpentage du monde, des mondes, avec sa capacité à nous faire partager des expériences, à aiguiser notre regard sur le paysage et le temps passé, à nous aider à construire cette dimension critique sans laquelle il n’existe pas de compréhension et sans laquelle la notion de citoyenneté n’est qu’un leurre.

  • La citation de Muriel Pic est extraite de En regardant le sang des bêtes, Éditions Trente-trois morceaux, 2017.

Entretien sur le portrait dans le travail de Thierry Girard, réalisé par mail entre le 9 et le 15 juillet 2019. Je remercie Thierry d’avoir accepté de répondre à ces questions alors qu’il était en déplacement à Belfort.

Hénin-Beaumont (62), novembre 1982 © Thierry Girard

YLM – À propos de tes photos de personnages dans ce livre, c’est à dire celles des années 80 et les récentes, les appellerais-tu des portraits ?

TG – Pour ce qui concerne les années 80, je parlerais plutôt de portraits sociaux. Même s’il y a, ici et là, quelques personnages isolés dans un face à face et un rapport qui renvoient au portrait classique, je pense que je me souciais avant tout de quelque chose qui relevait de l’étude sociale. On voit bien dans le livre (et dans mes archives) que je privilégie en fait les situations de groupe (mineurs, familles) plutôt que les individus, y compris pour les portraits posés. Les photos que j’ai faites chez les gens, dans les familles, sont partagées entre des situations où je laissais la vie se dérouler, sans intervenir scénaristiquement, et des moments où je demandais aux gens de se regrouper face à moi, en essayant, notamment sur les photos les plus récentes (celles de 1983), de faire en même temps un portrait d’intérieur de maison (tableaux, papiers peints, fleurs etc.). Je peux d’ailleurs regretter, pour cette ultime série, de ne pas avoir travaillé en couleur. Et l’utilisation du flash était parfois un peu raide (à l’époque, ça ne me choquait pas, ni personne. On trouve ces coups de flash un peu violents chez Diane Arbus par exemple, et j’aimais beaucoup les premiers plans “grillés“ qu’on pouvait trouver dans des scènes d’intérieur chez Friedlander ou Winogrand).

À bien y réfléchir, les portraits contemporains, en couleur, ne sont pas si différents. Ils ont bien entendu gardé leur dimension sociale : ils disent beaucoup de choses de ces gens-là vivant sur ce territoire-là. Et même si j’ai noté la plupart des noms des personnes photographiées, j’entends qu’elles restent anonymes, car, en fait, il s’agit moins d’individus précis que, d’une certaine manière, d’archétypes sociaux (du moins la plupart). Mais ce n’est pas pour autant que je les ai photographiés avec moins d’empathie. J’ai bien vu, lors du vernissage où sont passé des centaines de personnes pendant le week-end, le “succès“ d’une photo comme celle de ce couple obèse tenant dans leurs bras un bébé bien rond : les gens voyaient avant tout leur bonheur et les acceptaient tels qu’ils sont, parce que c’est une situation commune dans le bassin minier. Notre jugement (je parle de toi, de nous, des gens qui nous ressemblent) est biaisé par notre extériorité sociale et territoriale. Nous avons justement un jugement. Quoi qu’il en soit, je me suis toujours senti plus proche du portrait sociologique, façon Sander, que du portrait psychologique, ou du moins du portrait nécessitant du temps, de l’attention et de l’intimité censés percer les mystères de l’autre…

Les portraits que j’ai fait récemment en Roumanie relèvent de la même approche esthétique (format portrait, distance, pose), et de la même brièveté d’une rencontre impromptue sur le trottoir ; mais leur nombre, leur diversité et le fait d’avoir régulièrement introduit un item comme le bouquet de fleurs rendent l’ensemble moins austère, plus joyeux en quelque sorte. De toute façon, quel que soit le contexte, pour que le portrait se fasse il faut qu’il y ait un échange ludique, une forme de séduction avec celui, celle ou ceux que l’on veut photographier. Il faut arriver à convaincre en une poignée de secondes, sans avoir à rentrer dans de longs palabres. On ne peut pas coincer quelqu’un contre un mur en lui faisant la gueule pour lui tirer le portrait, ou se précipiter sur sa victime comme peuvent le faire certains photographes…

YLM – Dans ce que tu appelles tes « portraits sociaux », il y en avait certains, dans les années 80, réalisés à l’intérieur, dans le lieu de vie des personnages. Je pense aussi aux photographies – mais ils sont peut-être encore d’une autre sorte ? – prises dans la mine, sur le lieu de travail. Sauf quelques unes sur le pas de porte, celles de 2017 et 2018 sont des images de rue ou d’espaces publics. Comment expliques-tu ce changement de mise en situation ? A-t-il un sens dans ta manière de percevoir et de présenter le monde ?

Douchy-les-Mines (59), avril 1983, famille de mineur algérien © Thierry Girard

TG – Oui, la vraie différence est bien là. La plupart des photos actuelles ont été faites en extérieur (rues, jardins, espaces de loisirs, pas de porte..). J’en ai fait quand même quelques-unes en intérieur, mais je n’en ai gardé que deux (dont un intérieur sans personnages). En fait, pour pouvoir rentrer chez les gens, il vaut mieux quelqu’un ou un organisme qui serve de go-between. C’est ce qui s’était passé dans les années 80, notamment par l’entremise du Secours populaire, et aussi par un réseau de relations qui connaissaient bien le terrain. Mais j’avais pu aussi rentrer de moi-même assez facilement dans certaines maisons de mineurs. Ça n’a pas été le cas cette fois-ci. Je pense que la principale raison tient au fait que nous avons changé d’époque et qu’il y a désormais une sorte de méfiance un peu généralisée à l’égard du regard étranger que je représente, méfiance qui n’existait pas il y a trente ans. L’exemple le plus remarquable, si je puis dire, est celui des familles d’origine maghrébine. Celles auprès desquelles on m’avait introduit en 82 et 83, me recevaient comme pour un jour de fête : couscous, petits gâteaux, petites filles et petits garçons endimanchés etc. C’était un événement. Aujourd’hui, dans certaines communes du bassin minier, une majorité de jeunes femmes (je parle de celles qui ont des enfants) sont voilées. Leur rapport à l’image est évidemment complètement différent, y compris bien sûr de la part de leurs maris ou compagnons. Il est toujours possible de passer les obstacles, mais cela aurait nécessité un travail d’immersion que je n’ai pas eu le courage, l’envie ni le temps d’entreprendre. La seule personne qui m’ait vraiment servi de go-between lors des deux dernières résidences m’a permis de rencontrer une famille marocaine… Sauf que le jour du rendez-vous, l’homme était seul, la femme et les enfants avaient disparu (peut-être calfeutrés à l’étage) et que je suis reparti bredouille, mais avec un plat de gâteaux traditionnels que j’ai distribués autour de moi. Même expérience par l’intermédiaire d’une association de Chibanis, les anciens mineurs marocains : là aussi, on me met dans les pattes de trois anciens (du genre de ceux que j’avais photographiés avec une extrême facilité autrefois sur les carreaux de mines) et ils font déjà de la résistance pour que j’accède à leur jardin… Alors, rentrer dans leur maison, rencontrer leur femme, il n’en était pas question. Et ce n’est pas une question d’intégration, c’est simplement un changement de paradigme culturel.
Après avoir essuyé quelques refus ou ressenti nombre de réticences, y compris de la part des gens avec lesquels j’ai travaillé et auxquels j’avais demandé de m’introduire auprès de différentes personnes, j’ai préféré ne pas insister. Un dernier exemple : l’une de mes relations de travail était d’origine polonaise (ce dont elle était très fière), père, grand-père etc. mineurs, un carnet d’adresses polonais long comme le bras… eh bien, je n’ai pas pu en profiter ! Cela montre aussi que ce changement de paradigme concerne bien toutes les couches de la société.De fait, comme toujours, ce qui émerge d’un travail, la partie visible, gomme les échecs, ce qui reste invisible.

Bruay-la-Buissière (62), juin 2018 © Thierry Girard

YLM – Quand tu évoques ces gens photographiés dans la rue, tu parles de personnages. Évidemment, ce terme résonne avec la notion de récit, d’histoire voire de fiction. Comme il y a souvent une dimension métaphorique dans ton travail, dirais-tu donc que ces portraits ne possèdent pas seulement une dimension documentaire mais qu’ils constituent les jalons/personnages d’une histoire que tu racontes ? Et dans ce cas, ces portraits pris sur le vif, souvent très colorés, comment les intègres-tu dans ta manière de penser les espaces, les territoires que tu photographies ?

TG – C’est une question d’autant plus intéressante que je ne l’ai pas, jusqu’à présent, réellement formalisée intellectuellement. Je ne sais pas toutefois si je parlerais de dimension métaphorique des portraits. Cette dimension reste manifeste dans nombre de paysages du Monde d’après, et même dans les images les plus prosaïquement documentaires, elle reste toujours en filigrane. Concernant les portraits (ou les personnages), c’est plus compliqué. Quelques portraits danubiens, les jeunes filles d’Un hiver d’Oise ? Je préfèrerais en fait évoquer leur capacité fictive. Les projets où apparaissent des personnages (le Danube, la Chine, le Tohoku, ce dernier projet —je ne parlerai pas de l’Inde qui est un cas à part— sont des projets où le rencontre de l’autre se vit comme un moment de halte nécessaire, une pause dans l’avancée. Je me souviens avoir écrit dans L’épaisseur du paysage qu’il m’était apparu rapidement nécessaire, lors de mon voyage sur les traces de Segalen, de ponctuer régulièrement l’avancée de mon parcours par des rencontres où la personne photographiée était en quelque sorte élue, choisie d’instinct parmi des dizaines, voire des centaines d’autres croisées ce même jour. Mais le choix des personnages n’est pas anodin, il n’est pas de l’ordre du pittoresque, il vient en fait renforcer ce qui se joue et s’énonce par ailleurs dans les photographies de paysage. Le paysage serait en quelque sorte le studium et le portrait son punctum, là où ça fait poignance… Dans ces conditions-là, je n’ai pas besoin de multiplier les personnages, ni de faire des séries, des ensembles ou de les regrouper (cela n’aurait pas de sens, ce serait même un contresens). J’ai éliminé du Monde d’après nombre de portraits qui étaient simplement sympathiques, mais qui en fait n’apportaient rien de plus à l’histoire, au récit dont tu parles. Si on transpose cette question dans le cadre d’un processus narratif littéraire, on pourrait dire que les portraits sont de petites histoires dans l’histoire, mais qu’ils n’apparaissent pas par hasard et que le micro-récit qu’ils incarnent doit faire sens. Certes, ce ne sont pas des personnages dont on va suivre l’évolution comme des personnages de roman, ce sont plutôt des vies minuscules. Oui, c’est cela, des vies minuscules (qui éclairent cependant la trame du récit). Parfois, il y a une vie minuscule qui saille, celle de Wu Xingmin par exemple. Mais cette image-là toute seule nous trouble sans nous dire pour autant grand chose ; elle est peu loquace, elle reste énigmatique. Il y a d’un côté l’histoire vraie, celle que je suis le seul à pouvoir raconter, car j’en suis le dépositaire ; et puis, le récit fantasmé du lecteur ou du spectateur qui reconstruit à partir de maigres indices ou d’un sentiment diffus une histoire possible. Les portraits, égrainés dans un parcours, tels des petits cailloux blancs, sont des seuils d’humanité ; mais, comme je l’ai écrit plus haut, de l’humanité qui poigne souvent. Et c’est aussi en cela qu’ils ne nous sont pas indifférents.

YLM – Il existe, avec un certain degré d’évidence une relation étroite entre les paysages, urbains, post-industriels, et les portraits des gens qui les habitent. Les micro-récits dont tu parles ne sont ils pas finalement très construits – j’oserais presque dire mis en scène avec certains choix de couleurs, des objets qui t’ont frappés… – ou dit autrement tu fais le choix de nous raconter un Nord ex minier populaire, au moment des élections, laissant de côté – mais peut-être parce qu’ils sont inexistants – les aspects plus riches voire opulents de ce territoire. Dis encore autrement, assumes tu d’écrire une histoire du déclin, de la paupérisation, de la misère sociale et politique ?

Auchel (62), juin 2017, cité de la fosse 3 © Thierry Girard

TG – Mon intention première était de pouvoir inscrire dans cet altered landscape du monde d’après une plus grande diversité sociale, à l’aune de l’évolution de ce territoire où co-existent de grandes poches de précarité et de misère sociale avec des couches de populations plus à l’aise. Il suffit de regarder le renouvellement de l’habitat (y compris dans des anciennes cités minières rénovées), l’état du parc automobile, la manière dont les gens (et les enfants) sont habillés pour se rendre compte que, au delà du fait que le bassin minier a encore un taux de chômage qui est grosso modo le double du taux national, il y a une toute population qui travaille, qui gagne de l’argent (parfois très bien) et qui vit finalement comme partout ailleurs en France. Ou presque. Malgré cela, on sent que, plus qu’ailleurs, le prolétariat reste dominant, même s’il est beaucoup plus hétérogène qu’il y a trente ans, d’où la difficulté parfois à situer le curseur de qui est qui, qui fait quoi.
À Paris, l’extrême pauvreté, ce sont des immigrés, des sans-papiers, des Roms… Dans le bassin minier, on a une extrême pauvreté de petits Blancs. On pourrait y faire des photos à la Roger Ballen, avec le même genre de personnages. Je n’ai pas voulu insister sur cette misère-là et faire un inventaire de cas sociaux, mais je n’ai pas voulu non plus adoucir le tableau en ne photographiant que des jeunes gens triomphants et sûrs d’eux. Dans ce qui est publié dans le livre, il me semble qu’il y a plus de diversité sociale que ce que tu laisses entendre dans ta question. Mais il est vrai que les plus riches se sont dérobés (ou je me suis dérobé) et que, comme tu le rappelles également, la première partie de ce travail, au printemps 2017, a correspondu à une période électorale intense avec la confirmation d’un très fort vote Front National dans le bassin minier. Là aussi, lorsque tu te trouves dans une ville dont la mairie est encore communiste et que 60 % des votants ont soutenu Marine Le Pen, et que le lendemain des élections, tu vas sur le marché, tu regardes les gens autrement en te demandant : qui est qui, qui vote quoi ? Et tu ne peux pas le savoir, ce n’est pas écrit sur les visages. Tout ce que tu constates, c’est que dans la start-up France, il y a des poches de résistance, des gens qui n’en sont pas et qui n’en seront jamais, et qui sont pour la plupart les enfants ou les petits-enfants de ceux que tu as photographiés il y a trente-cinq ans. Je ne parlerai pas d’histoire du déclin, mais d’une sorte d’héritage, un héritage de servitude qui s’exprime dans certains corps et dans nombre de destins. D’où les micro-récits, d’où ces bribes d’histoires modestes et souvent douloureuses (mais jamais racontées comme telles) que j’ai pu recueillir dans mes carnets. Dans la première génération post-mine (donc des enfants de mineurs qui ont eu un autre destin), nombreux sont ceux qui ont bénéficié de l’ascenseur social (ce sont souvent mes interlocuteurs, les gens avec lesquels j’ai travaillé) ; mais beaucoup d’autres se sont retrouvés totalement déclassés. Ils n’appartenaient plus à l’aristocratie (certes silicosée) de la classe ouvrière, ils n’étaient plus que des prolétaires ballottés d’un métier à l’autre, d’un chômage à l’autre. Et cette forme de prolétarisation s’est encore transmise à la génération suivante. Dans ce que j’ai saisi de l’évolution de ce territoire à travers ses paysages, à travers ses habitants, il m’importait de ne pas occulter cette dimension.